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Il y a 100 ans, le français subissait l’omerta en Louisiane

Il y a 100 ans, le français subissait l’omerta en Louisiane
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FRANCOPRESSE – En juin 1921, une simple phrase de la nouvelle Constitution de la Louisiane déclarait l’anglais comme la seule langue d’usage à l’école publique. Ces quelques mots du document législatif ont eu un effet dévastateur sur l’avenir de la langue française dans cet État du sud des États-Unis.

Marc Poirier – Francopresse

La section 12 de l’article XII de la Constitution stipulait que : «The general exercise in the public school shall be conducted in the English language.» Autrement dit : dorénavant, la langue d’usage à l’école publique sera l’anglais. 

Emblème de la Louisiane. Crédit : Domaine public

On excluait ainsi le français, mais aussi les autres langues alors répandues en Louisiane comme l’espagnol, l’allemand et les langues autochtones. Cette «section 12» n’était toutefois que le dernier chapitre d’une longue démarche visant à faire de la Louisiane un État unilingue anglophone.

La guerre de Sécession, moment décisif

Au 19e siècle, la langue française est encore très présente en Louisiane. Acquis de la France de Napoléon par les États-Unis en 1803, l’État compte de nombreux descendants de réfugiés acadiens et de l’ancienne classe dirigeante, incluant les propriétaires de plantations de l’époque française. 

Il faut ajouter à ce groupe des esclaves noirs et des «gens de couleur» libres, dont plusieurs Autochtones, notamment les Houmas, francisés au XIXe siècle.

La Constitution de l’État en 1845 prévoit que le secrétaire du Sénat et le greffier de la Chambre des représentants doivent parler l’anglais et le français. Les sénateurs et les représentants ont également le droit constitutionnel de s’exprimer en français au sein de ces deux chambres.

Cette disposition est maintenue dans la Constitution de 1852, mais douze ans plus tard, en 1864, une nouvelle constitution élimine cet article et décrète du même coup que seul l’usage de l’anglais sera permis dans les «écoles communes». 

La section 12 de l’article XII de la Constitution louisianaise de 1921. Crédit : Twitter Joseph Dunn @louisianais1742

La Constitution de 1864 est adoptée en pleine guerre de Sécession alors que la Louisiane, qui avait joint le camp sudiste et a été vaincue, est désormais occupée et dirigée par le gouvernement de Washington en tant qu’État membre de l’Union.

Selon l’historien cadien Carl A. Brasseaux, ce changement est intervenu parce que «les francophones — essentiellement ceux qui possédaient des plantations et des esclaves — appuyaient la Confédération (états sécessionnistes)».

Après la guerre, lorsque les ex-confédérés reviennent au pouvoir en Louisiane, une autre constitution est adoptée en 1879. Celle-ci redonne une certaine place au français, dont la publication de lois dans cette langue. Mais surtout, on permet l’enseignement du français dans les écoles dans les régions où cette langue prédomine, «à condition que cela n’occasionne aucune dépense supplémentaire». Autrement dit, l’État ne financera pas ces écoles.

L’école obligatoire… en anglais seulement

C’est véritablement l’instauration de l’école obligatoire, en 1916, qui va tout venir chambouler. Le français y sera interdit dès 1921 par la section 12 de la nouvelle constitution, et ce sera le début d’un long processus d’assimilation pour les Cadiens et autres francophones.

Carl A. Brasseaux explique qu’à cette époque, un mouvement «progressiste» visait à se débarrasser de tout ce qui n’était pas anglais : «Cela avait commencé durant la Première Guerre mondiale. Il y avait une volonté de faire disparaitre l’usage des langues associées aux empires centraux d’Europe, spécialement l’allemand. Puis, on a agi systématiquement pour effacer la présence de tout ce qui ne correspondait pas aux éléments dominants de la classe moyenne américaine, que ce soit la langue, le style de vie ou les aspirations.»

Autre facteur d’assimilation : la division raciale, souligne Joseph Dunn, consultant et entrepreneur issu d’une famille arrivée en Louisiane au XVIIIe siècle. «Ce qui se perd un peu dans cette histoire, c’est le rôle de la ségrégation raciale dans la perte du français et la perte du créole en Louisiane. Parce que, on parle beaucoup des Acadiens, mais à la fin du XVIIIe siècle, les descendants d’Africains en Louisiane qui s’exprimaient en français et qui parlaient créole étaient bien plus nombreux que le nombre total d’Acadiens», souligne-t-il.

Ardent défenseur du français en Louisiane, Joseph Dunn déplore que ce centenaire n’ait pas été souligné. Crédit : Courtoisie

«Quand l’éducation devient obligatoire, les écoles sont ségréguées. Il y a des écoles pour les Blancs, des écoles pour les Noirs, et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il y a des écoles pour les Amérindiens», rappelle encore Joseph Dunn.

En plus de l’enseignement uniquement en l’anglais, on interdisait de surcroit aux élèves de parler français entre eux. La plupart de ceux qui ne respectaient pas la règle subissaient des châtiments corporels.

Il n’aura donc fallu que très peu de temps avant que les petits Cadiens et autres francophones apprennent la leçon… Résultat : la génération de langue maternelle française qui a fréquenté l’école à compter de 1921 a été suivie par une génération qui, pour sa part, ne la parlera plus du tout. 

Selon Joseph Dunn, cela a entrainé une «déconstruction identitaire». L’école assimilatrice inculquait une identité nationale, commune. Une identité américaine. «C’est une question de pouvoir politique et économique», relève le consultant.

Les punitions envers les élèves louisianais ont pris fin au début des années 1960, «essentiellement parce qu’il n’y avait plus d’enfants qui parlaient français dans les cours d’école, précise Carl A. Brasseaux. Leurs parents avaient subi ce genre de traitements et ceux-ci ont refusé que leurs enfants puissent vivre la même chose».

L’historien parle en connaissance de cause. Ses parents ont tous deux le français comme langue maternelle, mais ils ne le lui ont pas transmis. «La génération de mes parents a commencé à intérioriser toutes ces attitudes et a progressivement développé une très, très mauvaise perception d’eux-mêmes, un genre d’automépris.»

Mais au cours des années 60, les enfants et petits-enfants de cette génération de Cadiens opprimés ont adopté une attitude de résistance. «Et ce sont eux, essentiellement, qui vont militer pour la création du CODOFIL», ajoute Carl A. Brasseaux.

Le CODOFIL — Conseil pour le développement du français en Louisiane — est une agence gouvernementale créée en 1968 par l’Assemblée législative de l’État dans le but de favoriser et promouvoir l’usage de cette langue.

Le tristement célèbre article XII a finalement été mis de côté à la fin des années 1960, pour ensuite être officialisé dans la Constitution de 1974 qui reconnait aux Louisianais le «droit de préserver, d’encourager et de promouvoir leurs origines linguistiques et culturelles». Mais après 50 ans d’unilinguisme anglais, le mal était fait.

Regain chez les moins de 30 ans

L’une des démarches à laquelle contribue le CODOFIL pour tenter de sauvegarder la langue est l’immersion française. La première classe ouverte à Bâton-Rouge en 1981 n’a cependant pas donné les résultats escomptés, mais plusieurs autres ont malgré tout suivi. Il y a maintenant environ 5500 élèves en immersion française répartis dans 36 écoles, de la maternelle à la huitième année.

Avec près de 15000 jeunes ayant participé à l’immersion, les effets se font de plus en plus sentir. «On bénéficie d’un nombre assez important de jeunes dans la trentaine qui sont bilingues», indique la directrice générale du CODOFIL, Peggy Freehan. 

La directrice du CODOFIL, Peggy Feehan, estime que les bienfaits du programme d’immersion commencent à se faire sentir dans la société louisianaise. Crédit : Courtoisie

«En fait, les gens qui parlent davantage le français en Louisiane sont ceux de plus de 60 ans et les moins de 30 ans. Les réseaux sociaux, les nouvelles plateformes qui n’étaient pas disponibles il y a dix ans contribuent à montrer ce qui se fait en français», note-t-elle.

Curieusement, le centenaire de l’article XII n’a pas été souligné. Peggy Feehan explique que l’idée a été discutée, mais qu’au final, rien de pertinent n’en était ressorti. 

Joseph Dunn croit pour sa part que la volonté populaire n’y est pas : «Personne ne semble pouvoir reconnaitre l’injustice. Il faudrait essayer d’avoir une conversation autour de ce sujet ou à tout le moins essayer d’inciter peut-être un sentiment de revendication, un sentiment de maltraitance chez les gens. Mais ils ne veulent pas en parler. C’est vraiment le dernier clou dans le cercueil.»