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le Samedi 24 juillet 2021 17:40 Chronique «esprit critique»

La vieillesse, un temps pour apprendre et offrir

La vieillesse, un temps pour apprendre et offrir
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Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».

Dans le cadre de ce numéro spécial consacré aux aînés, quoi de mieux qu’une chronique sur la vieillesse?

À la différence de la condition féminine et de l’enfance, la vieillesse est trop souvent occultée? Si l’on prétend que tout fut dit à ce sujet, Simone de Beauvoir rappelait dans un essai écrit en 1970 (La vieillesse) que nos sociétés modernes font preuve à l’égard des vieux d’une attitude aussi «dégradante» que dans les sociétés primitives. 

Cette indifférence tient à des jugements de valeur, car il est difficile de définir objectivement la vieillesse, tant du point de vue physiologique que psychologique. Il n’y a pas de corrélation parfaite entre une diminution physique et un affaiblissement de l’esprit. La vieillesse devient irrémédiable avec le temps, certes, mais c’est aussi un état complexe où s’entrecroisent notre condition biopsychique — et par conséquent la perception de soi-même et de sa place dans le monde — et le jugement de la société et des institutions. 

Hormis des situations comme la maladie ou un lourd handicap, mais qui peuvent survenir à tout moment, il reste difficile de parler d’une condition transhistorique de la vieillesse, valable pour toutes les époques, tant les représentations culturelles de cet âge de la vie, en Occident du moins, sont multiples et variées. Il suffit de parcourir l’histoire de la pensée depuis les Grecs anciens pour s’en rendre compte.

La vieillesse dans l’Antiquité

Dans un petit ouvrage mettant en scène Caton l’Ancien (De la vieillesse, 44 av. J.-C.) et dédié à son ami Atticus, le philosophe Cicéron, alors âgé de soixante-deux ans, réfute quatre griefs contre la vieillesse: elle éloigne des affaires publiques, ôte à l’homme ses forces, le prive des plaisirs et l’approche de la mort (Section 15). Au terme de sa défense, Cicéron conclut que le vieillard n’en fera peut-être pas autant que le jeune homme, mais qu’en préférant la réflexion, il produira des choses bien plus utiles et grandes. Faut-il noter que Sénèque (Lettres à Lucilius, 12 et 26) et Montaigne (Essais, Livre 2 Chapitre 2) reprendront à leur compte cette approche de la vieillesse comme une liberté de l’esprit par rapport aux contraintes posées par le corps. 

Mais c’est au VIe siècle avant notre ère que remonte l’un des premiers débats sur la vieillesse. Il oppose Solon, homme d’État athénien, et Mimnerme de Colophon, poète grec. Ce dernier avait écrit un poème sur une déesse (Aurore) amoureuse d’un jeune et beau mortel (Triton). La belle demanda à Zeus d’accorder à Triton l’immortalité afin qu’elle puisse en jouir éternellement. Ce que Zeus lui accorda. Mais c’était sans compter que l’amoureuse avait oublié de demander la jeunesse éternelle pour son bien-aimé, désormais condamné à vieillir. Désapprouvant cette interprétation, Solon proposa alors de changer comme suit la fin du poème de Colophon : l’homme continue d’apprendre en vieillissant

Tout comme la mort, les grands philosophes de l’Antiquité ne sont pas unanimes sur la vieillesse. Si, pour certains, vieillir est la quintessence de l’existence, pour d’autres en revanche, songeons à Sophocle (Œdipe à Colone), à Euripide (Hercule furieux) ou à Aristote (Rhétorique, II, 13), elle est plutôt perçue comme un déclin. Entre les deux, se situe Platon, souvent considéré comme le père de la pensée occidentale. Au Livre 7 de La République, Platon dit qu’«il n’en faut pas croire […] Solon, que, tandis qu’on vieillit, on est capable d’apprendre nombre de choses». Or, si «c’est aux jeunes que conviennent les travaux importants », il n’en reste pas moins pour Platon que la vieillesse — distincte de la vie philosophique qui débute à cinquante ans — est également le temps de la sagesse et de la montée en puissance des qualités spirituelles.  

Ces diverses positions antiques sur la vieillesse — ni uniquement considérée sous l’angle de la dégradation, ni seulement sous la forme de l’inutilité — ainsi que les glissements sémantiques qui les accompagnent, réduisent presque à néant toute réappropriation critique dans le but de pourfendre ou de valoriser notre rapport aux personnes âgées.

Et nous, face à la vieillesse? 

Nous commettons souvent deux erreurs qui en fait se recoupent. Lorsque nous n’accusons pas la tradition du mauvais traitement de nos aînés, nous estimons que la médecine, la santé, le bien-être et la retraite suffisent à procurer une vieillesse heureuse et digne. Ainsi, quand nous ne faisons pas preuve d’irresponsabilité, nous sommes dans un aveuglement volontaire; ce qui est tout aussi terrible. Nous adoptons tout bonnement une logique cartésienne (Discours de la méthode, 6e Partie), voire dans une certaine mesure kantienne (Le conflit des facultés, Section 3), qui consiste, à cause d’un scepticisme désabusé mais qu’on espère toujours contourner grâce au progrès et à la technique, à refuser à la vieillesse tout fondement philosophique (ontologique et moral). 

En réalité, la vieillesse reste pour nous aussi, Modernes, une servitude empirique qu’il faut bien accepter, mais qui ne signifie rien. Nous omettons, volontairement ou non, qu’il n’y pas que les Grecs (Sophocle, Euripide, Aristote) qui dépréciaient tant la vieillesse au profit de la jeunesse. C’est le propre de nos sociétés contemporaines, avec la culture de l’éphémère (Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, 1987), de prétendre que ce qui est passé est déjà vieux et n’a plus sa place. S’adapter au changement, innover ou disparaître, tel est l’impératif qui oriente notre existence.

Que ce soit en politique, dans le sport, au cinéma, dans la mode ou dans les médias, le culte du jeunisme et du narcissisme domine. À tel point que, mis à part le christianisme (33 ans était un âge glorieux), Aristote (35 ans pour le corps et 49 ans pour l’esprit) ou Montaigne (entre 30 et 40 ans), nous n’avons jamais été aussi vieux qu’aujourd’hui, bien qu’étant encore jeune en âge…

Est-ce à dire qu’il faille se résoudre à cet état d’esprit confus? N’y a-t-il pas dans l’œil du vieillard, comme le dit Victor Hugo (La légende des siècles, 1859), les lumières pour nous orienter? Expériences, mémoire, sagesse, générosité, amour…