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le Samedi 2 octobre 2021 17:53 Chronique «esprit critique»

La tentation de faire table rase du passé

La tentation de faire table rase du passé
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Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».

L’Antiquité grecque, la pensée romano-chrétienne et les jésuites ont jeté les bases de notre système éducatif. Les Lumières furent une période faste pour l’éducation citoyenne. Mais aucune autre époque avant nous n’a investi autant de moyens dans l’éducation pour assurer l’égalité, l’inclusion et la reconnaissance.

Reste que rien n’est parfait, même dans le meilleur des mondes. Il y a quelques années encore, ce rappel aurait suffi à déployer davantage d’efforts pour combattre les injustices persistantes. Mais cela ne semble plus le cas. Nous avons perdu la foi dans le progrès — héritage du stoïcisme et du christianisme —, tandis que notre système d’éducation verse dans un délire à couper le souffle. De l’idéologie Woke fort détestable — qui rend pratiquement impossible la transmission —, en passant par la politique subversive des livres brûlés — au nom du raisonnement absurde que nous devrions nous infliger une humiliation équivalente à celle subie par d’autres cultures —, sans oublier les réticences des corps enseignants à appliquer un programme scolaire — accusé d’être sans égard pour les particularismes —, tout concourt à faire table rase du passé.

Nature de notre crise

Nous parlons souvent de «rage populiste» ou de «tendances anarchistes» pour expliquer le ras-le-bol à l’égard des élites. Nul doute que ce problème est très préoccupant et qu’il faille y répondre concrètement. Cela occulte toutefois un phénomène culturel plus puissant et bien antérieur, à la source duquel s’abreuvent les extrêmes. Je parle du refus pur et simple d’assumer la «responsabilité du monde», selon l’expression de Hannah Arendt. 

Certains voient dans les premières versions de la Convention internationale des droits de l’enfant (1924/1959) le signe de ce rejet de l’autorité. D’autres retracent son point de départ au 19e siècle dans la victoire du positivisme. En réalité, cette crise correspond à un effondrement graduel des valeurs commencé au 17e siècle, vers 1680, moment où l’auto-nomie dévie de sa trajectoire humaniste pour culminer successivement dans l’individualisme et le matérialisme

Depuis lors, nous sommes dans une confusion intellectuelle et pratique qui ne fait que s’accentuer. Celle-ci a certes rendu la question éducative décisive, notamment aux États-Unis afin d’absorber les vagues d’immigration, ainsi qu’en France avec les «hussards noirs de la République». Mais cette confusion semble aussi avoir nourri deux camps diamétralement opposés quant à la mission de l’éducation : les conservateurs et les progressistes ; chacun affichant fièrement son slogan et nous rappelant à l’occasion, non sans raison, l’importance de redonner à l’éducation ses lettres de noblesse.

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À la recherche d’idéaux…

La solution à notre désarroi existentiel ne se trouve aucunement dans l’une de ces deux versions de l’éducation à l’exclusion de l’autre. C’est ce que Platon, un Grec ancien, idéaliste et conservateur, et l’Américain John Dewey, contemporain et théoricien de l’instrumentalisme, nous enseignent. Entre les deux se tient Jean-Jacques Rousseau, grand admirateur de La République de Platon et père spirituel de Dewey. Pionnier de la théorie des âges de l’enfant, Rousseau marque à la fois la ligne de séparation et le moment de synthèse de l’éducation traditionnelle et de l’éducation progressive.

Préparation de l’individu au monde, l’éducation platonicienne n’est pas toutefois, comme chez les sophistes, qu’un simple instrument destiné à verser une foule de connaissances pratiques dans l’âme. Selon Platon, pour parvenir à une fin politique (la Justice), l’éducation doit tourner le dos au sensible. Il faut lire certains passages célèbres de La République et des Lois où le penseur procède par gradation ontologique en vue d’ériger le Beau à rebours de la doxa (opinions). Cette finalité éthique de l’éducation est certes tributaire d’un idéal autoritaire et dogmatique de la vérité, qui plus est sectaire et aristocratique, rebelle à toute utilité immédiate. 

Nous sommes les héritiers du conservatisme moral de Platon. De lui nous vient la tension, créatrice, entre éducation et savoir ; tension que l’auteur de l’Émile, Rousseau, a très bien saisi, lui qui fonde son entreprise sur une éducation négative destinée moins à gagner du temps qu’à en perdre. Bien évidemment, si l’on juge, comme Platon, que nos jeunes sont des ouvriers au service d’une science qui tire les ficelles de leur existence, leur humanité risque d’en souffrir. Si l’on estime toutefois comme les sophistes qu’ils doivent à tout prix obtenir une formation ouverte sur la vie, leur culture risque d’être superficielle et de vaine apparence.

L’exigence métahistorique et universelle du sens ne se laisse jamais écarter des considérations pratiques. Si l’éducation a parfois besoin de changement, celui-ci doit reposer sur des principes qui transcendent les idiosyncrasies. Une perspective bien présente également chez J. Dewey.

L’école nouvelle est souvent décrite comme un véritable laboratoire d’expérimentation et de modelage de la réalité sociale propre au vécu de l’élève. C’est la curiosité qui conduit l’enfant à construire et à apprendre par lui-même, par-delà réussite ou échec. Or, dans son Credo pédagogique, Dewey insiste sur l’identification, par l’action, du moi à un objet ou à une idée qui transcende la tyrannie de l’utilité et lui confère un sens. 

La difficulté de cette pédagogie du jeu et du sacré, que Dewey assume parfaitement, reste pourtant la même, bien que de manière inverse à Platon : Comment respecter l’autonomie de l’enfant ou plutôt comment le guider, l’éveiller, bref, l’introduire dans un horizon des fins sans lui imposer un conformisme qui asphyxie sa liberté ?

Nous libérer de la laideur ambiante

Platon et Dewey montrent qu’il est impossible de faire table rase. Le nouveau (l’enfant) s’insère plutôt dans un espace-temps à la fois préétabli et indéterminé. Là se joue, dans cet entre-deux, la possibilité de transformer le monde. Nous sommes des êtres à la fois historiques et tournés vers le futur. Le déclarer ne suffit pas ; il faut l’assumer. Comme le dit si bien le slogan d’un site de vente en ligne : «Libérons-nous du neuf. Faisons le choix du reconditionné».

Théodor Adorno a parlé de la laideur comme ascension dialectique vers le beau. Reste à souhaiter que notre mocheté ambiante nous fasse prendre conscience de l’importance d’avoir des ailes. Elle ne mérite pas d’être imitée, tant pour sa violence que pour la haine de soi et l’irrévérence dont elle fait preuve à l’égard de notre conscience historique.