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Santé mentale de la communauté LGBTQ+ noire : l’aide fédérale, de la «poudre aux yeux»

Santé mentale de la communauté LGBTQ+ noire : l’aide fédérale, de la «poudre aux yeux»
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Le fédéral a distribué au mois d’aout une enveloppe de 1,28 M$, divisée entre trois organismes qui desservent la communauté LGBTQ+ noire à travers le pays. Cette aide comporte plusieurs revers d’après les francophones concernés ; elle a été versée à des organismes anglophones exclusivement et elle ne répond pas aux besoins sur le terrain. 

Inès Lombardo –Francopresse

La Ribbon Rouge Foundation à Edmonton, Across Boundaries à Toronto et le Lesbian Gay Bisexual Youth Project à Halifax (Youth Project) ont remporté l’appel d’offres du gouvernement, avec à la clé une enveloppe allant de 400 000 $ à 480 000 $ pour les services en santé mentale dans la communauté LGBTQ+ noire. 

Chacun a un projet bien défini pour améliorer l’offre de services en la matière. 

Across Boundaries, l’un des deux organismes ayant répondu à Francopresse avec Ribbon Rouge, souligne un premier défi en matière de santé mentale: le manque de documentation des histoires et défis individuels.

Avant d’arriver au Canada en septembre 2017, le jeune homme a passé cinq ans en Allemagne, après avoir quitté son Cameroun natal. Crédit : Courtoisie

«Il y a très peu de documents sur les expériences auxquelles ces communautés sont confrontées, ce qui laisse beaucoup d’entre nous mal équipés pour servir et soutenir adéquatement cette communauté d’une manière qui leur fait du bien», développe Rodney Diverlus, responsable du programme «Nos histoires, nos voix : récits sur la santé mentale et l’expérience LGBTQ+ noire» d’Across Boundaries.

Incompréhension des différentes réalités 

Selon Arnaud Beaudry, directeur général de l’organisme FrancoQueer à Toronto, cette aide fédérale est un bon pas, mais elle n’est pas adaptée aux réalités sur le terrain. Il dénonce une incompréhension persistante de l’intersectionnalité des oppressions vécues par des personnes de la communauté LGBTQ+ noire.

L’intersectionnalité?

Selon l’Office québécois de la langue française (OQLF), l’intersectionnalité désigne le «cumul de différentes formes de domination ou de discrimination vécues par une personne, fondées notamment sur sa race, son sexe, son âge, sa religion, son orientation sexuelle, sa classe sociale ou ses capacités physiques, qui entraine une augmentation des préjudices subis». 

FrancoQueer avait déposé un dossier auprès de l’Agence de la santé publique du Canada pour recevoir de l’aide fédérale sur tous cet enjeu. Mais l’organisme a essuyé un refus car puisque la cible n’était pas «clairement définie» –  alors qu’il s’agissait des nouveaux arrivants LGBTQ+ noirs, défend Arnaud Baudry.

Arnaud Beaudry est le directeur général de FrancoQueer à Toronto. Crédit : Courtoisie

«Nous savons que les agents fédéraux ont une enveloppe réduite. Ils doivent faire des choix. Mais cela les pousse à faire des choix très durs ou non cohérents», observe le directeur de FrancoQueer.

Pour Arnaud Beaudry, la première chose à comprendre dans l’aide en santé mentale des personnes LGBTQ+ noires, c’est que «plusieurs choses se superposent. Des personnes noires LGBTQ+ sont à l’intersection de plusieurs identités. [Par exemple], pour les immigrants qui viennent de pays où l’homosexualité est illégale s’ajoute la question de survie.» 

Et, avec elle, un impact en plus sur la santé mentale.

De plus, même si venir au Canada est le plus souvent un choix réfléchi, le processus d’immigration n’en rajoute pas moins une pression sur l’individu. C’est d’autant plus vrai dans le cas des réfugiés, souligne Arnaud Beaudry : «Pour rentrer au Canada, ils doivent prouver à l’immigration qu’ils sont à risque dans leur pays, alors qu’ils ont dû cacher leur sexualité ou la rejeter toute leur vie pour se protéger.»

Le fédéral a distribué au mois d’aout une enveloppe de 1,28 M$, divisée entre trois organismes qui desservent la communauté LGBTQ+ noire à travers le pays. Crédit : Raphael Renter – Unsplash

«Il y a comme une dissonance entre ce que demande la Commission de l’immigration et l’expérience de vie de la personne qui n’a peut-être pas encore fait le travail d’acceptation de soi, de son identité, de son genre, de sa sexualité…», ajoute-t-il.

C’est pourquoi FrancoQueer a pour mission d’orienter les francophones à travers des ateliers et des discussions sur l’identité sexuelle, ainsi que de fournir des programmes d’aide à l’installation et à l’établissement pour les immigrants via son Carrefour des immigrant.e.s FrancoQueer (CIF). L’organisme réoriente aussi vers des services en santé mentale au besoin. 

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L’aide en français quasi inexistante

À ces préjudices s’ajoute la barrière de la langue, à laquelle FrancoQueer tente aussi de remédier. 

Les trois organismes ayant obtenu une subvention sont tous anglophones. «Trouver des services adaptés en français, c’est mission impossible. La langue devient alors une barrière à l’éducation, à l’emploi, au logement…», affirme Arnaud Beaudry.

Ce dernier souligne que dans la région du Grand Toronto, les services en santé mentale en français avec une approche intersectionnelle sont rares et la liste d’attente, très longue. 

«Dans la plupart des cas, nous ne sommes pas en mesure d’offrir des services d’accompagnement en psychologie ou en thérapie. Nous orientons alors vers d’autres prestataires. C’est encore un autre défi, car il y a très peu de ressources en santé mentale qui ont une approche culturellement adaptée à la communauté noire LGBTQ+. Quand tous ces éléments se cumulent, le professionnel en face doit comprendre tout cela et le prendre en compte», plaide Arnaud Baudry.

Malgré l’argent, un manque de ressources adaptées

Laurent Francis Ngoumou, étudiant-doctorant en travail social avec une majeure en sciences politiques à l’Université Laval, au Québec, observe également cette réalité : «On peut compter les travailleurs sociaux francophones et spécialisés comme moi sur le bout des doigts au Canada.» 

Laurent Francis Mgoumou fait actuellement son doctorat en travail social avec une majeure en sciences politiques à l’Université Laval, au Québec. Crédit : Courtoisie

En collaboration avec FrancoQueer, il a produit une série de quatre capsules audios sur la santé mentale pour les personnes LGBTQIA+ d’ascendance africaine et caribéenne. Noir, homosexuel et ayant immigré au Canada en 2017, il est familier avec le concept d’intersectionnalité.

Pour le jeune homme l’aide fédérale transférée aux organismes LGBTQ+ est mal ciblée : «Le gouvernement fédéral qui donne de l’argent aux organisations LGBTQ+, c’est un peu de la poudre aux yeux, car ils ne saisissent pas que ce n’est pas une communauté homogène.» 

«Pour vous donner un exemple, j’ai été victime de racisme au sein même de la communauté gaie d’Ottawa, car je suis francophone avec un autre accent. C’est un exemple parmi d’autres pour dire qu’il y a beaucoup de réalités au sein de cette même communauté», ajoute Laurent Francis Ngoumou.

Son travail pour FrancoQueer et ses différentes expériences le poussent à conclure qu’«il faut se demander qui est assis à la table. Lorsque le gouvernement consulte pour donner les aides aux LGBTQ+, ce sont toujours les mêmes professeurs agrégés blancs qui ne connaissent pas les autres réalités. Je ne veux pas banaliser, mais ils ont leurs ténors. Ceux qui ne sont ni Blancs, ni anglophones, ni Canadiens n’en ont pas autant, ou alors ils ne sont pas consultés.»

Arnaud Beaudry propose une piste : au lieu d’établir un budget «dérisoire, qui ne suffit pas, il faut partir des besoins sur le terrain, avec l’aide des organismes communautaires pour ensuite traduire les besoins en budget».