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le Lundi 11 avril 2022 9:00 Rivière-la-Paix, Saint-Isidore, Fahler / Girouxville

La lutte pour la langue française ne date pas d’hier

Jean-Claude Lajoie pense que «la francophonie était plus sereine et naturelle avant 1969». Pour Ghislain Bergeron, vivre en français a toujours été normal pour lui. Crédits : Courtoisie
Jean-Claude Lajoie pense que «la francophonie était plus sereine et naturelle avant 1969». Pour Ghislain Bergeron, vivre en français a toujours été normal pour lui. Crédits : Courtoisie
Trois aînés de la communauté franco-albertaine nous dévoilent leur francophonie à travers les années. Depuis presque 70 ans, Ghislain Bergeron, Jean-Claude Lajoie et Thérèse Dallaire ont vécu cette francophonie qu’ils chérissent tant avec, semble-t-il, certains défis similaires à ceux rencontrés aujourd’hui par la communauté.
La lutte pour la langue française ne date pas d’hier
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Gabrielle Beaupré
IJL – Réseau.Presse – Le Franco

Dans les années 1950, l’Union catholique des cultivateurs (UCC) avait comme objectif d’établir des paroisses francophones et catholiques en région rurale en Alberta. Dix familles telles que les Lajoie, les Bergeron et les Girard quittent le Saguenay-Lac-Saint-Jean afin de migrer dans les campagnes albertaines pour cultiver la terre.

Avec cinq autres familles, les Bergeron et les Girard s’établissent à Saint-Isidore dans la région de Rivière-la-Paix. Quant aux Lajoie, ils s’installent à LaCorey, dans le diocèse de Saint-Paul, avec deux autres familles.

À leur arrivée en Alberta, Jean-Claude Lajoie et Ghislain Bergeron sont au début de l’adolescence. Même s’ils n’habitent pas dans la même région rurale, ils ont une expérience similaire de l’école secondaire. Chaque jour, ils ont une heure d’apprentissage de la langue française et le reste des cours sont censés être donnés en anglais.

«Sauf que tous les élèves et les professeurs étaient francophones, alors l’enseignement se faisait en français, même l’anglais. On l’apprenait, mais il était expliqué en français», s’esclaffe M. Bergeron.

«Sauf que tous les élèves et les professeurs étaient francophones, alors l’enseignement se faisait en français, même l’anglais. On l’apprenait, mais il était expliqué en français.» Ghislain Bergeron

Quant à Thérèse Dallaire, née Girard, elle a 18 ans lorsque sa famille et elle déposent leurs valises à Saint-Isidore. Peu de temps après, elle déménage dans le village de Saint-Paul pour devenir cuisinière. Elle se rappelle que le français se faisait entendre couramment autant à Saint-Isidore qu’à Saint-Paul.

Dans les paroisses et les régions rurales, de grands événements tels que des pique-niques paroissiaux, des bazars ou les cérémonies de la Saint-Jean-Baptiste sont organisés en français. «C’était la belle époque où la francophonie allait de soi», dit Jean-Claude Lajoie, un brin de nostalgie dans la voix.

La modernisation des langues officielles

Jusqu’en 1969, les villages francophones de l’Ouest sont isolés puisque la plupart de ses habitants ne voyagent pas souvent dans la province. Une sédentarité qui, selon M. Lajoie, a participé à la sécurité linguistique. «La langue française était protégée», se remémore-t-il.

Lorsque la Loi sur les langues officielles proposée par le gouvernement libéral dirigé par Pierre Elliott Trudeau est adoptée en 1969, l’anglais et le français deviennent alors les deux langues officielles du Canada. La dynamique de la francophonie albertaine change. Les organismes francophones commencent à recevoir des subventions de la part du gouvernement fédéral.

Les francophones des paroisses commencent alors à assister à des activités à travers la province. «Il y avait désormais une intercommunication entre les régions telles que Calgary, Edmonton, Rivière-la-Paix et Saint-Paul», se rappelle Jean-Claude Lajoie.

Tranquillement, les francophones commencent à quitter leur village pour s’établir ailleurs. À l’inverse, les anglophones deviennent de plus en plus nombreux dans ces villages auparavant largement francophones.

Dans les milieux ruraux, les deux communautés se mélangent. Comme tous les Franco-Albertains sont capables de parler la langue de Shakespeare, celle-ci prend le dessus sur celle de Molière. Lorsque leurs voisins anglophones sont présents, les francophones adoptent leur langue afin de faciliter la communication.

Dans les lieux publics comme à l’église et lors d’événements bilingues, M. Lajoie raconte que le français est opprimé. Régulièrement, il se fait dire que tout le monde parle anglais, alors pourquoi continuer de parler dans les deux langues officielles? «Ce raisonnement est toujours présent de nos jours», dit-il avec amertume.

Des chansons françaises

Bien qu’ils soient aujourd’hui entourés d’anglophones, Jean-Claude Lajoie, Thérèse Dallaire et Ghislain Bergeron continuent à vivre leur francophonie dans leur cocon familial respectif. Ils s’impliquent aussi beaucoup dans la communauté francophone.

Mme Dallaire a travaillé notamment au secrétariat provincial de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) puis a occupé le poste de directrice de la Régionale de Bonnyville. Dans son temps libre, elle est comédienne et a joué sur les planches de L’UniThéâtre.

Jean-Claude Lajoie, lui, s’est démarqué dans le domaine du développement culturel et artistique de la francophonie. Il a notamment été coprésident de la première édition du Festival Edmonton Chante. Quant à Ghislain Bergeron, il a, entre autres, créé le cabinet de comptabilité Bergeron & Co.

Les deux hommes ont une passion commune, la chanson. Lorsqu’ils font des spectacles, ils insistent pour se produire principalement en français, et ce, même si M. Lajoie chante dans les deux langues. Ghislain Bergeron lui ne chante qu’en français.

En vivant dans une province anglophone, ce dernier en a surpris plus d’un. Il se souvient avoir déjà participé à un mariage avec son orchestre francophone Ghislain Bergeron et son ensemble. Sa musique a déplu à l’organisateur de la réception, le père de la mariée, pourtant lui-même francophone. «Après avoir joué trois chansons, il vient nous voir pour nous demander de chanter en anglais.»

Cet homme n’était pas à l’aise parce que plusieurs des invités ne s’exprimaient qu’en anglais. «Pour lui, ce n’était pas normal [que la musique soit francophone]». D’autres membres du groupe se sont alors exécutés pour quelques chansons. Ensuite, l’orchestre a recommencé à chanter en français. La soirée s’est finalement bien déroulée et «tout le monde était content de la musique et on a montré qu’on pouvait s’amuser en français».

«Tout le monde était content de la musique et on a montré qu’on pouvait s’amuser en français.» Ghislain Bergeron

L’effritement de la langue de Molière

Aujourd’hui, les trois aînés parlent encore très bien français. Jean-Claude Lajoie est fier de dire que tous les membres de sa descendance sont capables de s’exprimer dans la langue de Molière.

Pour Thérèse Dallaire, la situation est différente. Elle a des petits-enfants et des arrière-petits-enfants qui ne sont pas capables de parler en français. «Je ne sais pas où ça s’est effrité puisque j’ai fait tout mon possible pour qu’on garde le français dans la famille.» Néanmoins, elle les aime tous et elle respecte leur choix de ne pas apprendre sa langue maternelle.

Par contre, même si l’effritement de la francophonie existe dans les familles fondatrices de plusieurs villages et villes albertaines, l’Alberta rassemble tout de même la troisième plus grande communauté francophone au Canada en situation minoritaire.

Certains de ses membres restent cachés puisqu’ils s’expriment constamment en anglais. Ce qui n’est pas le cas de Thérèse Dallaire qui demande à être servie en français partout où elle va. Elle confirme qu’il y a souvent quelqu’un qui est capable de s’exprimer dans sa langue.

«Si tous les francophones de l’Alberta parlaient français entre eux dans les endroits publics, on serait estomaqué de voir combien de personnes parleraient français», conclut Jean-Claude Lajoie.