le Vendredi 29 mars 2024
le Jeudi 22 Décembre 2022 9:00 Edmonton

Idées et pensées variées : humilité et sagesse (2e partie)

Étienne Haché est philosophe et enseignant de Culture générale au lycée La Providence en France.
Idées et pensées variées : humilité et sagesse (2e partie)
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Dans le premier épisode de sa tragédie (Œdipe Roi, vers 300-325), Sophocle fait dialoguer Tirésias, un devin aveugle, et Œdipe, roi maudit dont le pouvoir et la félicité sont contestés pour parricide et inceste. «Qu’il est terrible de connaître quand la connaissance est sans profit», dit Tirésias. Et Œdipe de répondre : «Tu n’es ni loyal ni bon envers la ville qui t’a nourri, si tu la prives de tes présages». On connaît la suite… Tenant absolument à la vérité, Œdipe devint l’ombre de lui-même et se creva les yeux.

De la vanité

La morale de cette tragédie est encore valable pour tous les dirigeants de ce monde. La chance peut basculer à tout moment. Personne ne peut maîtriser le destin. Il n’y a rien de gravé dans le marbre. Sophocle nous invite à l’humilité et à la sagesse. Mais souvent la vanité se veut plus forte comme le rappelle le Livre de l’Ecclésiaste (1, 2 : «Vanité des vanités, et tout est vanité»); bien qu’ignorante de notre éphémère condition.

La chance peut basculer à tout moment. Personne ne peut maîtriser le destin.

Feu de paille, vapeur vaporeuse, bulle de savon, la seule chose dont on peut être sûr, mais pour combien de temps encore, c’est que le peuple est souvent plus sage que ses dirigeants. Deux mille ans après, Aristote a toujours raison : à défaut d’une science politique, la multitude (l’opinion) est souvent bien meilleure juge des affaires humaines (Politique, Livre 3). Les élections de mi-mandat aux États-Unis l’ont montré.

Tous les commentateurs s’accordaient, sondages à l’appui, sur une défaite cinglante des Démocrates. C’était oublier les doses massives d’aides sociales aux plus démunis, les soutiens financiers de l’État fédéral à l’économie et le ridicule de la Cour Suprême concernant la question de l’avortement (Roe c. Wade). Le peuple a tranché : Biden, c’est cent fois mieux que ce richissime Crésus priant Apollon pour qu’il lui donne une seconde vie. L’art de recourir aux extrêmes pour tuer dans l’œuf les extrêmes, vieille recette démocrate.

Mindy ou l’avenir à reculons

Une forme bossue, les épaules et le cou recourbés, des coudes à angle droit, des mains en forme de griffes, ainsi qu’une deuxième paupière pour se prémunir contre la lumière agressive des technologies, de même qu’un cerveau plus petit, donc moins de matière grise et une plus petite taille en général. Telles sont les projections de l’opérateur de téléphonie international Toll Free Forwarding qui a tenté d’imaginer ce que sera l’être humain dans mille ans environ.

Suicide métaphysique ou simple hypothèse farfelue? Osera-t-on, après tout cela, rire de nous en 3000 comme Bacon, Descartes et Vico qui se sont tant moqués de la science des Anciens? Le fait d’avoir choisi Mindy, une femme, pour prototype de l’humain du futur, interroge. Pourquoi Mindy? L’avenir s’écrirait-il au féminin? Si oui, quel avenir! À reculons.

Admettons que cette transidentité ou mutation projetée à travers les nouvelles technologies et les algorithmes sous-tende non seulement l’objectif d’orienter nos comportements quotidiens, nos choix, nos décisions, mais également notre sexualité, le procédé serait alors franchement insidieux.

Soutien et solidarité face à l’oppression

Nous réclamions des femmes politiques. Elles sont iraniennes et elles résistent au pouvoir des Mollahs. Qui a encore parlé de la «servitude volontaire»? Le temps des fêtes approche à grands pas : cette année, je nous imagine tous devant la télé, assistant à la chute de certains empereurs illégitimes, comme lors du 25 décembre 1989 où les insurgés roumains ont mis fin au règne de la dictature de Nicolae Ceausescu. L’inflation et le prix de l’essence demandent des sacrifices et de la retenue. Toutefois, tenons-nous prêts non seulement pour la disette, mais pour l’allégresse. Ce qui serait une excellente manière de témoigner notre solidarité avec celles et ceux qui souffrent, qui n’ont que très peu et qui ne voient rien de fantastique dans Noël et le Nouvel An.

Récemment, je lisais : «20 raisons pour lesquelles le capitalisme est mauvais pour l’humanité». Le plus remarquable est la définition qu’en donne Le Robert : «régime économique et social dans lequel les capitaux, source de revenus, les moyens de production et d’échange n’appartiennent pas à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail». Tout comme le caméléon, le capitalisme compose la couleur qui lui permet de se camoufler : il détruit l’environnement, mais crée du travail; il exploite une main-d’œuvre jeune et fragile, mais défend les droits humains; il fragilise certaines économies nationales au profit de la globalisation, profite aux plus riches, mais augmente le niveau de vie et l’éducation des femmes et des enfants…

Curieux paradoxe. Pas étonnant que même certaines dictatures réalisent que ce système peut leur être profitable afin de maintenir leur domination et prétendre à l’hégémonie. Marx n’avait pas tort : le capitalisme paraît avoir inventé les armes qui pourraient servir un jour à des forces antagonistes (Manifeste du Parti communiste, 1848).

Farce, platitude, pessimisme

J’avais dit que nous sortirions de la pandémie par une sorte de rébellion contre notre dépendance à l’égard des nouvelles technologies et d’Internet. Dans quelle mesure, sous quelle forme, tout cela restait à définir et à analyser. Chose assez troublante, la prophétie se réalise, mais nullement comme je l’avais anticipée. Nous avons assisté à plus de 131 000 licenciements dans l’industrie de la tech en 2022. Cette fois, ce sont les patrons qui se sont vengés contre leurs employés et leurs cadres. Cela ne laisse-t-il pas dubitatif?

Dans un ouvrage qui est toujours plaisant et stimulant, Technology and Empire (1969), le philosophe canadien de langue anglaise, George Parkin Grant, dit : «Nous avons les bénéfices de la société technologique, mais nous oublions facilement à quel point elle nous a tant dépossédées, car nous ne pensons que techniquement» («A Platitude»). Voilà où nous en sommes en cette fin d’année 2022.

Outre que j’observe déjà des ressemblances avec Mindy chez certains — songeons à notre jeunesse dont la situation nous attriste et nous laisse parfois sans voix : leurrée par la technique et les emplois de survie, recroquevillée sur elle-même, inquiétée par l’avenir, agrippée au téléphone portable, esquissant à peine un sourire —, je demande ce qu’il est permis d’espérer en 2023. Je dois confesser ne pas être particulièrement optimiste. Alain disait que le «pessimisme est d’humeur, tandis que l’optimisme est un signe de bonne volonté».

Je demande ce qu’il est permis d’espérer en 2023.

Avis de recherche pour retrouver Andy

L’idéologie dominante proclame le droit à la différence et à l’authenticité au nom du progrès humain. Mais nous est-il réellement possible de faire des choix? Ce droit nous trahit en nous couvrant tous d’une épaisse chape de plomb : l’uniformité. L’échappatoire est donc mince qui n’autorise pas les jugements de valeur et la pensée critique.

Andy, lui, a pu s’engouffrer dans une brèche et s’enfuir dans la nuit, loin de la quotidienneté et du brouillard. À l’approche du temps des fêtes, un avis de recherche est donc lancé, mais sans trop d’illusions, pour retrouver Andy, antithèse et complément de Mindy arraisonnée par la technique dirigeante. Andy sait encore qu’une société est jugée selon sa manière de traiter les plus faibles et les plus démunis; Andy recherche l’amitié avant l’intérêt personnel; Andy possède toujours des sentiments et des émotions : c’est un cœur intelligent.

Si Andy est tant recherché, c’est que notre espoir n’est pas non plus dans la fuite. C’est de sa lumière et de son amour que nous avons tant besoin. En vérité, «chacun de nous est comme une tessère d’hospitalité, (…) nous avons été coupés comme des soles et (…) d’un nous sommes devenus deux; (…) chacun recherche depuis sa moitié » (Platon, Le Banquet, 191d).