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le Mardi 7 février 2023 9:00 Fédéral

L’école n’a pas la main verte

Des experts insistent sur l’urgence d’apporter des changements aux systèmes d’éducation. Du changement climatique à la crise de la biodiversité, les enjeux environnementaux occupent une place insuffisante dans les programmes scolaires canadiens. Si la situation diverge selon les provinces, l’éducation à l’environnement est souvent parcellaire et mal pensée.
L’école n’a pas la main verte
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Un paradoxe frappe les jeunes canadiens : alors qu’ils sont de plus en plus inquiets des changements climatiques, l’éducation à l’environnement reste négligée dans les écoles partout au pays.

«Le temps consacré à l’enseignement des questions environnementales est insuffisant, s’inquiète Yoan Bourgoin, biologiste de formation. Les curriculums ne permettent pas de comprendre qu’un ensemble de crises est en train de converger, d’en saisir la gravité et les conséquences pour nos sociétés.»

«Le temps consacré à l’enseignement des questions environnementales est insuffisant.» Yoan Bourgoin

Le militant écologiste, situé au Nouveau-Brunswick, estime qu’un apprentissage «approfondi et régulier» depuis le plus jeune âge est essentiel pour être «armé face à la désinformation ou aux climatosceptiques».

«Les références aux changements climatiques sont encore trop rares et superficielles dans les politiques d’éducation», estime Seth Wynes, doctorant au Département de géographie, de planification et d’environnement de l’Université Condordia à Montréal et coauteur d’une étude comparative pancanadienne en anglais sur les programmes officiels de science au secondaire ainsi que sur les manuels utilisés en cours.

Rien sur les changements climatiques en Alberta

Les programmes scolaires de la maternelle à la 12e année illustrent bien la difficulté de l’école à enseigner les dérèglements climatiques ou l’effondrement de la biodiversité. Les sujets sont abordés de manière très inégale selon les provinces et territoires.

L’Ontario et la Saskatchewan font figure de bons élèves en matière d’éducation à l’environnement. Leurs programmes de science, notamment au secondaire, accordent une place conséquente au climat et à l’énergie.

Outre les connaissances de base comme l’effet de serre, les curriculums évoquent le réchauffement climatique, ses liens avec la perte de biodiversité, ses causes anthropiques, ses impacts négatifs sur les êtres vivants et la nature, mais aussi les solutions qui existent.

L’Ontario ne mentionne plus les changements climatiques dans les cursus de sciences et de technologiques avant la 5e année depuis la refonte du programme-cadre en 2022.

«Les contenus restent assez complets dans ces deux provinces. Les changements climatiques font partie des objectifs d’apprentissage», observe Seth Wynes.

À l’inverse, les programmes scolaires de l’Alberta ne parlent pas explicitement de changement climatique.

«Les jeunes albertains reçoivent très peu d’éducation environnementale.» Marie Tremblay

«Les jeunes albertains reçoivent très peu d’éducation environnementale, à leur sortie du système scolaire ils n’ont pas forcément les clés pour comprendre le dérèglement climatique», regrette Marie Tremblay, conseillère principale en éducation au sein de l’Alberta Council for Environmental Education.

Informations périmées

L’éducation à l’environnement est également réduite à la portion congrue dans les curriculums de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Seules des connaissances de base sur le climat sont enseignées.

«C’est une grosse lacune, aucun résultat d’apprentissage, aucun plan de leçon structuré ne traite de ces questions au Nouveau-Brunswick», confirme Michel T. Léger, professeur en éducation à l’Université de Moncton.*

Peu importe la province ou le territoire, au secondaire, l’écologie est étudiée la plupart du temps dans des cours de sciences de l’environnement optionnels, et non dans le tronc commun obligatoire.

Michel T. Léger est professeur en éducation à l’Université de Moncton. Crédit : Courtoisie

Michel T. Léger est professeur en éducation à l’Université de Moncton. Crédit : Courtoisie

Les curriculums ne reflètent pas non plus les dernières connaissances scientifiques. «Ils sont vieux, sans données scientifiques probantes locales sur les changements climatiques», affirme Jimmy Therrien, directeur de la programmation du Projet Gaia, une association d’éducation à l’environnement du Nouveau-Brunswick.

Au Manitoba et au Nouveau-Brunswick, les programmes de science du secondaire datent du début des années 2000, en Ontario de 2008. Pire, en Alberta, les curriculums du primaire remontent à 1996.

«Ces documents pédagogiques mettent des décennies à être mis à jour alors que les connaissances ne cessent de progresser et que de nouvelles solutions émergent tout le temps», observe Seth Wynes.

Engagement des enseignants

En Alberta, les curriculums sont en révision depuis 2013. «C’est devenu une question politique hautement controversée, surtout avec les élections provinciales de ce printemps», commente Marie Tremblay.

Selon les dernières ébauches consultées par l’organisme, des références au changement climatique ont été ajoutées dans les programmes, mais le phénomène est encore présenté comme une controverse et non un fait faisant l’objet d’un consensus scientifique.

Marie Tremblay est conseillère principale en éducation au sein de l’Alberta Council for Environmental Education. Crédit : Courtoisie

Marie Tremblay est conseillère principale en éducation au sein de l’Alberta Council for Environmental Education. Crédit : Courtoisie

«Souvent, les programmes parlent bien de réchauffement climatique et des causes liées aux activités humaines. Mais l’accent n’est pas mis sur le consensus scientifique entourant la question et les solutions existantes», alerte Seth Wynes.

Aller au-delà de l’enseignement classique suppose donc un investissement personnel des enseignants. «Ceux qui sont sensibles et intéressés par les enjeux environnementaux font le choix pédagogique d’en parler, de construire leurs cours en fonction», explique Michel T. Léger.

Seth Wynes est doctorant au Département de géographie, de planification et d’environnement de l’Université Concordia. Crédit : Courtoisie

Seth Wynes est doctorant au Département de géographie, de planification et d’environnement de l’Université Concordia. Crédit : Courtoisie

Les acteurs interrogés notent à cet égard un engouement grandissant de la nouvelle génération. «Mais beaucoup restent mal à l’aise à l’idée d’en parler en classe, car rien n’est explicitement énoncé dans les curriculums», nuance Marie Tremblay.

«Avec un emploi du temps déjà chargé, les enseignants manquent d’heures pour en parler. Certains n’en font pas une priorité, car cela ne fait pas partie des objectifs d’apprentissage», poursuit Jimmy Therrien.

Une formation des enseignants insuffisante

«La plupart des enseignants ne sont pas outillés et doivent se former eux-mêmes. Souvent, ils ne reçoivent presque aucune formation à l’éducation environnementale durant leur cursus universitaire», déplore Michel T. Léger, professeur en éducation à l’Université de Moncton.

Giuliano Reis, professeur à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa, propose qu’un cours obligatoire soit dispensé dans toutes les facultés d’éducation, afin de construire «une culture commune».

Consciente du besoin d’améliorer les cursus, l’Association canadienne des doyens et doyennes d’éducation (ACDE) a adopté en 2022 un Accord sur l’éducation pour un avenir viable. Cette entente doit notamment orienter les curriculums dans les facultés d’éducation canadiennes.

«Les enjeux environnementaux et les perspectives autochtones doivent faire partie de nos priorités et devenir des composantes centrales de nos cursus», affirme Lace Marie Brogden, Ph. D., doyenne de la Faculté d’éducation de l’Université Saint-François-Xavier en Nouvelle-Écosse et présidente désignée de l’ACDE.

En Saskatchewan, Leanne Tremblay assure, elle, que de nombreuses formations continues existent. «Mais les enseignants n’arrivent pas à les suivre par manque de temps, d’argent ou de personnel remplaçant qui peut s’occuper de leurs classes», explique la responsable des communications de SaskOutdoors, qui offre entre autres des formations professionnelles à l’éducation en plein air.

Décloisonner les enseignements

Les sciences sont le principal outil de compréhension de l’écologie. Mais les spécialistes sont unanimes, il s’agit d’un sujet complexe qu’il faut penser de façon systémique en décloisonnant les disciplines.

«Les questions d’environnement ne devraient pas être réservées aux sciences, elles touchent à nombre de sujets qui peuvent être traités dans la plupart des matières, que ce soit l’économie, l’histoire-géographie, les langues, ou les arts», souligne Giuliano Reis.

Giuliano Reis est professeur à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Crédit : Courtoisie

Giuliano Reis est professeur à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa. Crédit : Courtoisie

Le système d’éducation des treize provinces et territoires font encore l’impasse sur ce besoin d’interdisciplinarité. Quelques initiatives existent à l’image d’un lancé par le ministère de l’Éducation du Manitoba.

La plateforme propose des ressources pédagogiques aux enseignants désireux d’établir des liens entre le développement durable et l’ensemble des matières de la 1re à la 12e année. Les contenus offerts sont cependant peu détaillés.

En attendant que l’école s’y mette, tout n’est pas perdu : de plus en plus d’associations d’éducation à l’environnement interviennent dans les établissements scolaires. C’est le cas du Projet Gaia au Nouveau-Brunswick. L’an dernier, l’organisme a mené 280 initiatives dans 164 écoles, donnant ainsi à plus du quart des élèves de la province des outils scientifiques pour mieux comprendre les crises et agir.

Comment parler d’écologie aux élèves?

Les crises environnementales actuelles, au premier rang desquels figurent les changements climatiques, sont plus que jamais source d’angoisse pour les jeunes.

«Tout l’enjeu est de mieux les informer sans les désespérer, de leur donner les clés pour penser le problème sans être submergés par leurs émotions», explique Michel T. Léger, professeur en éducation à l’Université de Moncton.

«Il y a déjà des enfants, même jeunes, qui manifestent de l’écoanxiété. On ne peut pas, en tant qu’éducateur, être dans le registre du catastrophisme», renchérit Jimmy Therrien, directeur de la programmation du Projet Gaia au Nouveau-Brunswick.

Aux yeux des interlocuteurs interrogés, lorsque les élèves s’engagent dans des actions concrètes, qu’ils envisagent des solutions pour améliorer l’environnement, ils peuvent mieux appréhender les enjeux et surmonter une partie de leur anxiété.

Yoan Bourgoin est biologiste de formation, et militant environnemental, au Nouveau-Brunswick. Crédit : Courtoisie

Yoan Bourgoin est biologiste de formation, et militant environnemental, au Nouveau-Brunswick. Crédit : Courtoisie

«Les jeunes entendent les nouvelles sur l’état du monde à la radio, à la télévision, dans les conversations d’adultes. On ne peut pas se permettre de leur cacher la vérité, mais il faut leur parler des solutions pour déjouer le sentiment d’impuissance», analyse Yoan Bourgoin, militant écologiste du Nouveau-Brunswick.

À cet égard, plusieurs pratiques pédagogiques s’avèrent fructueuses. Jimmy Therrien évoque notamment les démarches d’enquête qui font des élèves des chercheurs d’information. Ils déterminent eux-mêmes les différents acteurs et savoirs en présence.

L’enseignement en plein air s’avère également porteur. Excursions en forêt, promenades au bord de l’eau, séances d’observation des fleurs, des plantes, des oiseaux : voilà autant d’occasions pour les élèves de «se reconnecter avec leur environnement et de retrouver une forme d’émerveillement face à la nature», salue Michel T. Léger.

«Pour vouloir protéger la nature, on doit la connaitre», insiste-t-il.