le Mardi 23 avril 2024
le Dimanche 16 avril 2023 15:37 Chronique

La francophonie d’hier et d’aujourd’hui

La francophonie d’hier et d’aujourd’hui
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«Née à Edmonton et d’origine rwandaise, je suis présentement en 10e année à l’école Alexandre-Taché. Je suis passionnée de lecture et d’écriture. Mes passe-temps incluent aussi la natation, les sports de combat, notamment le karaté. J’aime aussi faire du ski, mais je n’en fais pas autant que je le voudrais. Du côté des voyages, j’ai eu la chance de quitter le continent trois fois pour aller au Rwanda. Je vais être bientôt propriétaire d’un animal de compagnie, je suis tiraillée entre le choix d’un chien ou d’un chat.»

 

La tire d’érable, le lever du drapeau franco-albertain et les spectacles de musique sont autant d’activités que j’ai appréciées durant le Mois de la francophonie. J’ai également appris un fait intéressant : «le français est la langue maternelle d’un Canadien sur cinq et de 88 010 Albertains (2% de la population)».

Cependant, ces évènements ont suscité des remarques qui ont éveillé ma curiosité. En retournant à la maison, dans l’autobus scolaire, en pensant toujours à ce que j’ai appris, à ma droite, j’aperçois un nouveau quartier. Cela m’a fait réfléchir à la vitesse avec laquelle la ville change, tout comme la francophonie que je venais d’apprendre à l’école.

Dans cette même pensée, je me suis demandé quelle était la vie francophone en Alberta aux derniers siècles. 

Si nous étions dans les années 1840, je devrais dire adieu à mes pantalons amples et à mes cheveux afro. Vous m’auriez vu à la mode avec un chignon de style victorien et une longue robe volumineuse à la taille corsetée*. Mon nom serait également différent, peut-être Marie-Anne. 

Je suis alors la benjamine de neuf enfants puisque, malheureusement, mon petit frère est mort du scorbut, en raison de l’hiver rigoureux. Je vis dans une maison de bois que mon père et mon frère Jean-Baptiste ont construite, dès leur arrivée de la Nouvelle-France, sur quelques hectares de terre où ils cultivent du blé, de l’avoine et de l’orge. 

J’ai quinze ans et je vis proche de la région des Forts de Prairies (Fort Edmonton) sur la Terre de Rupert, car la majorité des hommes de ma famille font le commerce de la fourrure. Bien qu’au poste de traite, ils échangent des marchandises, c’est aussi l’occasion d’interactions et d’échange de connaissances.

Même si je n’y suis pas autorisée, j’aime me faufiler derrière Jean-Baptiste et écouter les commerçants raconter leurs expériences de chasse qui semblent parfois très à risque, voire mortelles. Ils évoquent aussi des contes et des chants folkloriques. Je me délecte aussi d’écouter les mzee (mot dans ma langue d’origine**), c’est-à-dire les aînés qui parlent avec nostalgie de la Nouvelle-France et aussi de la France. 

J’aimerais que la vie soit plus facile et plus amusante dans l’Ouest, comme le disaient les anciens. «Oh Jean-Baptiste! Oh Papa! Vous me manquez!» La dernière fois que je les ai vus, c’était il y a plusieurs mois. Ils sont partis explorer le «grand Ouest» en espérant, grâce au commerce de la fourrure, nourrir leur famille. Fervente catholique, je ne les oublie jamais dans mes prières. 

Pour moi, il n’y a pas grand espoir. Je suis une jeune fille, l’école ne m’est pas destinée. Je suis vouée à devenir une femme au foyer.

Jeanne, ma descendante

Plus de quatre-vingt-dix ans plus tard, à la fin des années 1920, Jeanne est une adolescente, c’est aussi ma descendante. Elle est en vogue avec son allure «garçonne» : une coupe au carré et une longue robe grise. 

Alors que sa famille a quitté la ferme pour la ville, sa francophonie l’a accompagnée. À la différence de ses grands-parents, elle n’a le choix que d’apprendre l’anglais. Le français est néanmoins parlé à la maison, mais ses petites sœurs l’ont oublié. Car, dans les rues de la grande ville, Edmonton, cette langue n’est d’aucune utilité. 

Par contre, elle a intérêt à connaître sa langue maternelle, comme tous les autres paroissiens qui se rendent en masse à la cathédrale Saint-Joachim, car les messes y sont célébrées en français. 

Elle avoue qu’elle a de la difficulté à trouver sa place en ville. Elle est bien plus à l’aise lorsqu’elle va visiter sa famille élargie, installée dans les campagnes de Bonnyville. À Edmonton, tout le monde est anglophone, même ses amis qui ont des noms français, mais qui ne connaissent pas la langue.

Et, finalement, si j’étais, moi aussi, une adolescente de cette époque, ma mère m’enseignerait le français à la maison et je n’écrirais pas dans Le Franco, car seuls les hommes avaient droit à ces métiers. Mais j’aurais eu le plaisir de lire La Survivance (le nom du Franco à l’époque). 

La francophonie n’est pas aussi loin que l’on pense

Plusieurs années ont passé. La communauté et l’identité francophones ont changé. Et me revoilà en 2023. Je m’appelle Kaylie Murangwa, il n’y a aucune consonance française dans mon nom. Il est aussi difficile de croire que je parle français à cause de mon apparence contrairement à l’époque où je me prénommais Marie-Anne.

Aujourd’hui, je vis dans une ville anglophone, où l’identité francophone est invisible, à moins que l’on en parle…

Je me rappelle, il y a quelques années, en débarquant de l’autobus, j’ai salué ma jeune voisine qui retournait également chez elle. Depuis que je lui ai dévoilé que je fréquentais une école francophone et donc ma francophonie, nous nous sommes mis à discuter en français. Elle fréquentait une école islamique en anglais, mais elle se considérait, elle aussi, francophone grâce à ses racines algériennes. 

Par contre, en face de chez moi vivait une jeune fille qui fréquentait l’école en français. Malgré tout, je lui parlais en anglais sans savoir qu’elle parlait français. Son père aussi me parlait en anglais, avec difficulté. Cela a toujours été ainsi jusqu’au moment où le facteur a confondu nos boites aux lettres. J’y ai trouvé dans la mienne deux copies du journal Le Franco. Mais l’un des journaux lui appartenait. Surprise et contente, je suis immédiatement allée frapper à leur porte, cette fois-ci en les saluant en français. 

Chose étonnante, qu’il y ait des apparentés francophones juste à côté! Un courrier mal distribué et une longue conversation se crée au seuil de la porte et j’apprends que cette famille est libanaise.

La jeune libanaise faisait l’école à domicile. Certes, son père était intéressé par l’école francophone que je fréquentais et il pensait y envoyer sa fille à l’avenir. Depuis ce jour-là, on a mis l’anglais dans l’oubli et les brefs échanges sont devenus de longs entretiens. 

Après ces expériences, il est clair que l’habit ne fait plus le moine. 

Aujourd’hui, je n’hésite plus à m’exprimer en français en public. En faisant cela, j’ai eu de belles surprises, car plusieurs personnes parlent la langue de Molière autour de moi. Sauf le conducteur de bus qui lui croyait que je parlais espagnol! C’est une longue histoire, que je raconterais peut-être la prochaine fois.

Mon récit est basé sur des sources historiques.

Glossaire – Corsetée :  Qui porte une gaine baleinée et lacée, un corset.

**Ma langue d’origine est le kinyarwanda.