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le Jeudi 17 août 2023 9:00 Politique

Poussée autonomiste au Canada : l’Alberta devient cheffe de file

Illustration faite par Andoni - Drapeaux Alberta Québec
Illustration faite par Andoni - Drapeaux Alberta Québec
L’arrivée au pouvoir de Danielle Smith le 11 octobre dernier et l’adoption de la Loi sur la souveraineté de l'Alberta dans un Canada uni par son gouvernement deux mois plus tard n’ont fait qu’exacerber les tensions déjà existantes entre la province albertaine et le gouvernement fédéral. Si le Québec a longtemps été chef de file en matière de revendications autonomistes, il semble que ce soit maintenant au tour des provinces de l’Ouest de s’en prendre à l’appareil fédéral.
Poussée autonomiste au Canada : l’Alberta devient cheffe de file
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Le choix de Gabrielle Audet-Michaud, journaliste

En tant que Québécoise d’origine établie en Alberta, j’aime établir des parallèles entre ma terre d’accueil et celle que j’ai quittée. La Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada Uni a certainement fait couler beaucoup d’encre, des Rocheuses jusqu’au Saint-Laurent, invitant les plus âgés à faire le rapprochement avec le projet souverainiste québécois… C’est pourquoi j’ai jugé pertinent d’analyser les ressemblances et les différences entre l’approche autonomiste de Danielle Smith et celle qui a façonné le Québec d’aujourd’hui. Bien qu’il soit souvent difficile de trouver des intervenants francophones en Alberta, je trouve que les réflexions de Frédéric Boily, combinées à celles des experts Jacques Beauchemin et Jérémy Elmerich, sont très pertinentes et éclairantes.

(Article paru le 26 janvier 2023)

Jérémy Elmerich est un doctorant en science politique spécialisé dans l’étude des nationalismes. Photo : Courtoisie

«On parle beaucoup de l’Alberta, mais il faudrait aussi mettre la Saskatchewan dans l’équation», rappelle le spécialiste de la politique canadienne et québécoise, Frédéric Boily, lorsqu’il est questionné sur la poussée autonomiste qui a cours d’un bout à l’autre du pays. «Si on met tout ça sur une échelle avec des degrés, on peut dire que cette tendance à l’autonomisme est plus forte dans l’Ouest en ce moment qu’elle ne l’est au Québec», laisse-t-il entendre.

Cela se traduit en partie par la position offensive qu’ont adoptée les provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta au cours des derniers mois. D’une part, le gouvernement du premier ministre Scott Moe a déposé, en novembre 2022, un projet de loi visant à modifier unilatéralement la Constitution afin de réaffirmer la compétence de la Saskatchewan en matière de ressources naturelles.

D’autre part, le Parti conservateur uni de Danielle Smith a adopté, en décembre dernier, la Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni, qui lui permet, entre autres, de réviser et de réécrire des lois fédérales jugées nuisibles.

Ces manifestations autonomistes semblent avoir ébranlé la confiance du premier ministre Justin Trudeau. En effet, on apprenait par le journal La Presse, grâce à une note obtenue en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, que le ministère du premier ministre éprouvait des craintes face aux poussées autonomistes de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Québec.

Ces discours pourraient «affecter la capacité du gouvernement du Canada à faire avancer ses objectifs et à maintenir un sentiment collectif d’appartenance au Canada», peut-on lire dans une note datée du 31 octobre 2022.

 

Jacques Beauchemin, sociologue québécois et professeur associé à l’UQAM. Photo : Courtoisie

Du jamais vu dans l’histoire

En outre, s’il y a toujours eu des tensions entre le gouvernement fédéral et l’Alberta par rapport à la gestion des ressources naturelles, Frédéric Boily estime qu’avec le plan de transition énergétique présenté par le Parti libéral de Justin Trudeau pour lutter contre les changements climatiques, la situation s’est envenimée à un seuil jusque-là inédit.

«C’est du jamais vu dans l’histoire», affirme le professeur de science politique du Campus Saint-Jean.

Pourtant, ce n’est pas la première fois que l’appareil fédéral canadien se voit menacé par les demandes autonomistes d’une de ses provinces… On peut penser, notamment, au Québec du 20e siècle à l’ère duplessiste.

«Pendant la période où Maurice Duplessis était au pouvoir (de 1944 à 1959), il régnait au Québec un nationalisme autonomiste similaire à celui que l’on voit aujourd’hui en Alberta», analyse Jacques Beauchemin, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). «Duplessis réclamait lui aussi une plus grande autonomie pour sa province dans la fédération canadienne», ajoute-t-il.

Parallèle québécois

Sauf que cette tendance au nationalisme autonomiste n’a pas tardé à en faire émerger une seconde.

À partir des années 1960, le nationalisme québécois «se politise», explique Jacques Beauchemin, c’est-à-dire que les partis politiques ne cherchent plus à «défendre la culture canadienne-française au sein du Canada […], mais tentent plutôt d’affirmer le sujet québécois comme politiquement souverain».

En d’autres mots, c’est la naissance du mouvement séparatiste québécois. «À partir de ce moment, le nationalisme canadien-français devient un nationalisme souverainiste», affirme le spécialiste en sociologie politique. Jusqu’à la fin des années 1990, le Québec cherche à mener à terme son projet d’indépendance, ce qui cause la grogne des gouvernements fédéraux qui se succèdent.

La souveraineté de l’Alberta?

Même si l’on pourrait être tenté de lire dans les gestes récents de la première ministre albertaine Danielle Smith les balbutiements d’une idéologie souverainiste telle qu’elle était entendue au Québec au cours de la fin du 20e siècle, Frédéric Boily explique qu’il vaut mieux éviter d’effectuer ce parallèle.

«Oui, on a mis le mot “souveraineté” dans la Loi [sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni], mais on n’est pas, pour le moment, dans une démarche de souveraineté telle qu’elle était imaginée au Québec», précise-t-il. «On n’est pas dans une logique de séparation ou de nationalisme à proprement parler, mais plutôt dans une logique autonomiste», explique le politologue.

Il rappelle aussi que le projet souverainiste albertain tarde à gagner en popularité dans la population. «C’est un peu comme un avion qu’on construit tranquillement, mais on ne sait pas jusqu’à quelle altitude il va voler… ou même s’il va décoller», lâche le professeur du Campus Saint-Jean (CSJ).

Danielle Smith, la première ministre de l’Alberta. Photo : Courtoisie (Le bureau de la premier ministre)

Changer son fusil d’épaule

Au Québec, «ironiquement», après deux référendums échoués et l’arrivée au pouvoir de la Coalition Avenir Québec (CAQ), l’idée de nationalisme autonomiste fait son chemin depuis quelques années. «C’est l’autonomisme du bon vieux temps qui revient en force», annonce Jacques Beauchemin sur un ton rieur.

«Sauf qu’il faut comprendre que c’est une position de repli pour le Québec [contrairement à l’Alberta]. Avec le projet de séparation, on était à l’offensive face à Ottawa alors que là on est à la défensive», ajoute-t-il.

Dans cette optique, explique le sociologue, la CAQ cherche encore à protéger la culture et les intérêts québécois même s’il n’est plus question de séparation. «C’est un peu comme si on essaie d’aller gruger le plus de pouvoirs possible à Ottawa tout en restant au sein du Canada.»

L’autonomiste québécois (pas si) moderne

Le doctorant en science politique à l’UQAM, Jérémy Elmerich, estime lui aussi que le nationalisme prôné par la CAQ de François Legault s’inscrit à l’intérieur du giron du fédéralisme. En ce sens, il constate que le Québec renoue avec une «tradition autonomiste qui serait similaire à celle de Maurice Duplessis ou à Honoré Mercier et Henri Bourassa, si on cherche des personnages un peu moins clivants», s’empresse-t-il d’ajouter.

Malgré que la CAQ ait une forte volonté de faire respecter ses champs de compétences provinciales, le doctorant estime que ce processus s’effectue sans chercher la confrontation avec le fédéral. «En fait, on cherche essentiellement à vivre sans Ottawa, tout en restant à l’intérieur du Canada», ironise-t-il.

C’est ici qu’une première distinction doit être faite entre les idéologies autonomistes actuelles du Québec et de l’Alberta : si d’un côté, la CAQ ne cherche pas à partir en guerre contre Ottawa, de l’autre, chez Danielle Smith, «il y a cette recherche de confrontation et de provocation à l’endroit de Justin Trudeau et du gouvernement fédéral», analyse Jérémy Elmerich.

Idéologie similaire, combats différents

L’une des ressemblances qui pourraient unir les idéologies autonomistes albertaines et québécoises a à voir avec l’insatisfaction commune face à l’attitude paternaliste adoptée par gouvernement fédéral, mentionne le politologue Frédéric Boily.

«Des deux côtés, on s’entend sur le fait que le gouvernement fédéral empiète sur les pouvoirs provinciaux, que le fédéral a une approche presque impérialiste à l’égard des provinces qui sont considérées comme les enfants d’Ottawa», évoque-t-il.

Sauf que l’exercice de comparaison s’arrête ici. Hormis ce dernier point, les approches autonomistes du Québec et de l’Alberta diffèrent plus qu’elles ne se ressemblent, admet le politologue.

Frédéric Boily, professeur en science politique au Campus Saint-Jean. Photo : Courtoisie

Culture versus économie

L’approche de la CAQ repose avant tout sur l’idée qu’il existe une nation québécoise dont il faut protéger la spécificité (langagière) et l’intégrité (culturelle). «Si on prend l’exemple de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, on voit que François Legault cherche à obtenir plus de pouvoirs en matière de langue, mais c’est notamment dans le but de protéger la langue française», analyse le professeur de science politique.

À l’inverse, le Parti conservateur uni de Danielle Smith ne cherche pas à faire valoir les distinctions culturelles inhérentes de l’Alberta. Ses revendications ont davantage à voir avec le mode de vie économique de la province. «Du côté de l’Alberta, on cherche à protéger l’industrie de l’énergie (pétrole, sable bitumineux et gaz) [pour protéger] les intérêts économiques qui y sont liés», précise Frédéric Boily.

En suivant cette logique, indique le professeur en science politique, cela voudrait dire que l’Alberta privilégie une forme de «provincialisme» ou de «régionalisme» plutôt qu’une idéologie nationaliste comme celle du Québec, qui implique la «protection d’une entité nationale».

Le sociologue Jacques Beauchemin fait d’ailleurs remarquer que l’Alberta critique souvent la supposée sous-représentation de l’Ouest au sein du Parlement canadien. «En Alberta, on a l’impression que tout se joue au Canada central (Québec et Ontario). Que c’est à cet endroit-là que la fédération est menée», avance-t-il.

Frédéric Boily, quant à lui, rappelle que sur le plan électoral, ni l’Alberta ni la Saskatchewan n’agissent comme joueurs majeurs pour permettre au Parti libéral de Justin Trudeau de se maintenir au pouvoir (c’est le Québec, l’Ontario et les Maritimes qui ont favorisé sa réélection en 2021). Reste à voir si ce déséquilibre continuera à nourrir les ardeurs autonomistes des deux provinces de l’Ouest.

Glossaire – S’envenimer : S’aggraver ou s’exacerber