le Jeudi 25 avril 2024
le Vendredi 28 octobre 2022 9:00 Edmonton

L’automne, cette saison qui n’est pas qu’une feuille morte

Étienne Haché est philosophe et enseignant de Culture générale au lycée La Providence en France.
L’automne, cette saison qui n’est pas qu’une feuille morte
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C’était un mardi matin, le 18 octobre. Je faisais cours quand, soudainement, après une averse, je demandai à mes élèves : Qu’y a-t-il de si agréable en automne? Le silence se fit entendre. Puis, comme par enchantement, l’automne parla à tous ceux qui, bien avertis comme Jade, savent écouter et voient dans cette saison davantage que la morosité et les feuilles mortes de Verlaine…

Certes, avant son piètre état, courant octobre, semblable au vieillard au soir de sa vie, la feuille fut colorée pendant quelque temps; et, avant d’être multicolore comme ces gens revivifiés après cinquante ans, bien verdoyante comme notre jeunesse; aux beaux jours, elle devint aussi tendre que l’adolescence; puis, juste après l’hiver et les grands froids, naquit.

Mais il n’y a pas que le printemps, si cher aux Romains de l’Antiquité, pour célébrer la vie. L’automne fait de même, voire beaucoup mieux. Là où le printemps salue la naissance (renaissance), pour sa part, l’automne honore l’œuvre de la nature tout entière. La fin du cycle étant prévisible, car l’hiver n’étant plus loin, il est toujours possible de parcourir le chemin à reculons pour se remémorer et raconter.

Là où le printemps salue la naissance (renaissance), pour sa part, l’automne honore l’œuvre de la nature tout entière.

Dans cette synthèse des opposés, à l’instar du yin et du yang qui se complètent dans leur opposition pour mieux traduire et exprimer le cosmos, se dévoile le mystère de l’Être éternel à jamais; celui que contemplait jadis Thalès avant de tomber dans un puits, chute qui fit tant rire la fille de Thrace. D’aucuns savent pourtant que le trajet est complexe et imprévisible. Mère Nature a bien fait les choses. Elle ne réserve ses secrets qu’aux curieux et aux passionnés. Mieux vaut donc être sage qu’une créature écervelée ou un mesquin. Car de l’expérience, il en faut : l’automne n’est pas que le moment où la nature perd sa verdure; c’est aussi le temps où les bourgeons du printemps se forment, où nombre de fruits et légumes se cueillent en quantité.

Un temps pour soi

Admettons que nos étés ne sont plus comme ceux d’antan (cf. mes «Doux souvenirs des étés d’antan», Le Franco, août 2022), qu’en est-il de nos automnes : de l’été indien à l’Action de grâce, à l’Halloween, à la Toussaint, à la fête des Morts jusqu’au jour du Souvenir, en ces novembres frisquets et même froids dans l’hémisphère nord?

À chacun de ces événements correspond une image, celle d’une rivière miroitante, entourée de couleurs chatoyantes et dorées, au beau milieu d’une nature figée, à l’aube comme en ces fins d’après-midi, soleil couchant; un visage, celui d’un petit monstre accourant de maison en maison pour réclamer des bonbons et jouant à se faire peur; un souvenir, celui des anciens et des gens ordinaires affairés dans la joie et dans la sérénité à la nécessité : certains labourant la terre, d’autres faisant les réserves de bois pour l’hiver ou hivernant leur bateau de pêche; une odeur, la fumée du poêle et de la cheminée faisant des siennes comme pour rappeler que le premières neiges arrivent; un sentiment, la perte d’un être cher, que même l’habitude de croire à une mort juste et raisonnable en automne ne peut apaiser; une morale, plus précieuse celle-là que ne le fut l’espoir suscité par l’or du Klondike : elle rappelle à chaque instant que les feuilles d’automne réchauffées par les derniers rayons lumineux du soleil contribuent à nourrir l’âme de nos valeureux soldats tombés au combat…

L’artiste, l’écrivain, le poète n’ont-ils pas raison? Nous ne savons et ne pouvons écrire qu’une fois retournés à nous-mêmes, dans nos profondeurs automnales. Loin d’être une exception dans ce retour naturel aux origines, l’automne est même davantage que les autres saisons, celle qui offre un temps pour soi, pour se recueillir, penser et méditer. À cet égard, l’automne n’est pas seulement le moment où l’on rend hommage à une vie, comme le font à leur manière Nobel, Booker, Goncourt, Deutscher Buchpreis et compagnie. C’est sans doute le moment de l’existence le plus créatif que la nature ait donné à l’artiste et à l’intellectuel; simplement parce qu’en automne, la nature reflète la création à l’état pur.

Magique et envoûtant…

L’automne, saison par excellence d’imagination et de création. Cela suffit à rompre avec l’image monotone qu’on lui prête. C’est l’expression de la vie se retournant sur elle-même, juste avant les intempéries, en vue d’un renouvellement, d’une transformation à venir, après l’hiver : rien d’autre que le recommencement de ce qui sera, printemps venu, le présage d’une feuille d’automne. Ainsi, voilà pourquoi l’automne est magique, envoûtant, divin… Nourriture spirituelle de l’inventivité, temps propice à la création, l’automne excelle par sa manière de se rappeler à nos souvenirs; sans la mémoire desquels aucune grande œuvre, aucune production artistique digne de ce nom n’est possible.

L’automne, saison par excellence d’imagination et de création.

La nature automnale dans tous ses états devrait suffire à convaincre les sceptiques et les rationalistes que l’être humain est pourvu de sentiments et d’émotions. On trouve effectivement à cette période quantité de représentations de la nature qui éveillent nos sens, suscitent des passions, donnent à penser. «Automne, je t’aime», tel aurait pu être le titre de cette chronique, car c’est bel et bien d’amour dont il s’agit. Éphémère pour certains, durable pour d’autres, l’amour que suscite l’automne est magique, envoûtant, doux, sincère, authentique : il est volupté à la manière de l’amour pour l’être cher.

Là s’arrête pourtant la ressemblance avec l’être aimé; amour qui ne dure qu’aussi longtemps que les amants l’entretiennent. Mère Nature, elle, en a décidé autrement : l’amour de l’automne ne se consume jamais. Éternel retour de l’identique, l’automne symbolise l’espoir, la patience, la ténacité, le courage. Oui, il faut consentir à des sacrifices et à des efforts pour percevoir, par-delà la grisaille, la nature qui s’exprime avec puissance, caractère et beauté à travers l’automne, ce «printemps de l’hiver», disait Toulouse Lautrec.

Prise de conscience

Lors d’une rencontre pédagogique où de nombreux collègues ont fait part, avec raison, de leurs inquiétudes face à la cybernétique, à l’emploi des nouvelles technologies au service d’un contrôle accru de nos vies et de nos activités par des puissances supérieures et anonymes, je répondais qu’il nous fallait à tout prix cultiver la singularité et l’amour d’autrui en même temps que le détachement et l’ironie. Ce sont des qualités nécessaires pour vivre aujourd’hui dans ce monde devenu complexe, voire très inquiétant à certains égards. Elles n’ont rien de comparable à la «dose d’insensibilité» que recommandait l’écrivain philosophe roumain Émil Cioran pour vivre et supporter les temps sombres (de l’automne).

Bien au contraire. Les qualités dont je parle sont une forme de résistance et de solidarité. Elles sont aussi anciennes que le monde. Elles témoignent de la puissance spirituelle en tout être humain. Ce sont des qualités sensibles. Rien de mieux que l’automne, temps de la méditation et de la réflexion, pour cultiver ces valeurs, construire sa propre statue et ajouter sa pierre à un nouveau monde commun. L’automne? Tout simplement édifiant.