le Lundi 11 août 2025
le Samedi 14 juin 2025 23:35 Chronique «esprit critique»

Mal-être au travail

«Difficile de se réaliser dans le travail sans être connecté avec et reconnu par autrui, alors que, dans le même temps, les relations humaines peuvent être une source de mal-être et se transformer en conflit» Étienne Haché. Photo : Toni Pecoraro, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons
«Difficile de se réaliser dans le travail sans être connecté avec et reconnu par autrui, alors que, dans le même temps, les relations humaines peuvent être une source de mal-être et se transformer en conflit» Étienne Haché. Photo : Toni Pecoraro, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons
La vie au travail n’est pas un long fleuve tranquille, c’est le moins qu’on puisse dire. Nos relations génèrent souvent du stress, voire d’énormes tensions. Un conflit de personnalités, un jugement de valeur, une décision hiérarchique ou encore un simple malentendu peuvent finir par rendre les relations professionnelles extrêmement difficiles, presque impossibles.
Mal-être au travail
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C’est un peu comme si nous étions condamnés à travailler collectivement, mais sans jamais réellement nous comprendre, à l’image d’un personnage kafkaïen ou d’un Mersault déconnecté des autres et de la société que décrit si bien Albert Camus dans L’Étranger.

On peut penser que cette forme d’aliénation et de solitude vient d’une spécialisation accrue de notre travail, qui est en fait complètement aux antipodes d’une culture générale et ouverte sur le monde. Nous sommes portés effectivement à nous concentrer sur des tâches et des rôles qui, finalement, ne servent pas toujours le bien commun et ne facilitent guère les relations avec autrui. 

Pour reprendre une autre description, celle de l’écrivain Michel Houellebecq, nous nous comportons souvent comme des «particules élémentaires» : nous nous heurtons constamment et puis nous nous repoussons aussitôt, sans jamais réellement nous rencontrer. C’est sans doute là le prix fort à payer pour la quête de productivité, d’efficacité et d’excellence… Mais cela en vaut-il vraiment la peine dès lors que le sentiment d’humanité doit être sacrifié?

L’enfermement…

L’insociabilité n’est pas cependant la seule explication à ce mal-être. Les relations de travail dans le monde moderne ne sont pas uniquement mises à mal par la nature spécialisée des fonctions et des domaines de compétences de chacun. Comme l’explique Max Weber dans Le Savant et le politique, elles sont également tributaires des structures organisationnelles et administratives, de plus en plus impersonnelles, imperméables et dépourvues de sentiments humains. 

Le fait de pouvoir s’en remettre à des procédures bureaucratiques automatisées est incontestablement un gain de temps fort appréciable pour celles et ceux qui sont aux commandes. En revanche, pour les employés et les salariés qui doivent se soumettre aux directives et aux décisions, un tel système ne permet pas toujours d’en comprendre le sens. 

On imagine bien l’esseulement et la solitude face à ce système de gestion et de rationalisation croissante que Weber apparente à une «cage de fer». Si bien que certains se retrouvent vite dans une situation semblable à Joseph K. dans le Procès de Franz Kafka : à défaut d’obtenir des réponses à leurs questions, ils errent dans une sorte de labyrinthe, au point de finir tout bonnement par se soumettre à des décisions qui leur paraissent absurdes. 

Cette expérience de l’absurdité et de la solitude dans les relations humaines a été également très bien décrite par Arthur Schopenhauer. Dans Parerga et Paralipomena, le philosophe recourt à la métaphore du hérisson afin de montrer que les individus qui se rapprochent trop les uns des autres finissent par se piquer entre eux avec leurs épines. Curieusement, comme ils doivent se tenir éloignés, il en résulte qu’ils ont froid. C’est le grand paradoxe des relations humaines et en particulier des relations de travail. 

Difficile de se réaliser dans le travail sans être connecté avec et reconnu par autrui, alors que, dans le même temps, les relations humaines peuvent être une source de mal-être et se transformer en conflit. Analogie on ne peut plus descriptive — celle d’un Schopenhauer angoissé et malheureux de nature —, d’une situation complexe qui invite à réfléchir sur la manière dont chacun de nous peut, dès cet instant, trouver un équilibre entre le besoin de relations et son espace personnel.

De l’inventivité et du dialogue…

Malgré ces difficultés, le milieu du travail n’est pas nécessairement l’enfer sur terre ni une prison… Nous restons libres de choisir nos actions et nos relations. Tel que l’explique Jean-Paul Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, les individus sont entièrement responsables de leurs choix et de leurs actions. Le lieu où l’on travaille n’interdit pas en effet de créer des relations plus positives et plus authentiques avec nos collègues. Mais cela nécessite toutefois de pouvoir communiquer efficacement et de n’exclure personne, que ce soit au nom d’un avantage ou d’un intérêt personnel, ou encore par simple ignorance ou par snobisme, qui sont toutes des attitudes parfaitement détestables. 

C’est justement afin de résoudre des relations conflictuelles que le philosophe et sociologue allemand, Jürgen Habermas, a théorisé dans L’Agir communicationnel un processus de décision concertée. Mise en situation idéale, l’«éthique de la discussion» que postule Habermas part d’un principe : celui de l’égalité de tous. Elle se veut par ailleurs transparente et basée sur la liberté de participation de chacun. C’est donc essentiellement une éthique qui n’admet ni contrainte ni domination. Elle constitue plutôt un vecteur des relations humaines afin de contribuer à créer les conditions d’une prise de décision plus juste et équitable. 

Nous devons toutefois bien garder à l’esprit l’apport de la psychanalyse et l’avertissement de Freud dans son ouvrage-testament, Malaise dans la civilisation. Les relations humaines restent influencées par des mécanismes inconscients qui sont souvent difficiles à comprendre et à gérer d’un point de vue purement logique et rationnel. La dimension affective et sentimentale imprègne fortement la communication et les échanges, au point où, pour certains d’entre nous, les «possibilités de bonheur sont limitées déjà par notre constitution». Si bien qu’ «il y a beaucoup moins de difficultés à faire l’expérience du malheur», nous dit Freud. Ironique, n’est-ce pas, ce Freud? 

Freud va même jusqu’à considérer que la diversion ou la bifurcation, les arts, les sédatifs ou encore la religion, autre forme de sédation, psychique cette fois, ne sont que des solutions passagères par rapport aux difficultés et aux tourments de la vie. Vision assez pessimiste de notre condition humaine, mais qui possède néanmoins un mérite : celui de nous obliger coûte que coûte à une vraie discussion collective; une discussion qui n’exclut ni ne sous-estime personne, susceptible de prendre en compte toute la complexité de la psychologie humaine afin de viser des relations plus positives et plus authentiques. 

Les vertus d’un esprit cultivé…

Qu’on la nomme rationnelle, éthique, humaine, philosophique ou comme on voudra, toute discussion appelle idéalement une culture générale. Un esprit cultivé ne l’est pas seulement pour lui seul… C’est un esprit plus large et mieux équipé pour naviguer dans les complexités des relations humaines. 

N’ayons crainte de l’affirmer, car il ne s’agit pas ici d’arrogance ou de faux-semblant : les individus qui ont une culture générale plus large et plus développée sont nettement plus humains. Ils savent créer un espace de travail où la beauté, la simplicité, où l’intelligence des situations et l’esprit critique contribuent à une meilleure compréhension mutuelle, à accroître l’empathie et à accepter les différences. 

Les milieux du travail, en l’occurrence ceux qui ont pour mandat de transiger avec l’humain — songeons par exemple aux métiers de l’éducation, de la santé, de l’économie et des affaires — devraient s’en inspirer plus souvent… Cela vaut aussi bien pour les décideurs que pour les employés eux-mêmes. 

Notre existence publico-politique est en partie du théâtre : comme le dit si bien Hannah Arendt, nous sommes comme des dramatis personae devant assumer nos rôles avec authenticité et vérité. Ces rôles sont souvent déterminés par les attentes sociales, les normes culturelles et les institutions pour lesquelles nous travaillons. Nous devons donc constamment prendre le poids de ces rôles, ne serait-ce que parce qu’ils sont parfois suffisamment lourds à porter dans la vie publique, voire très épuisants. Or, les assumer efficacement est néanmoins fondamental pour la vie civique et démocratique. À chacun d’assumer son rôle le mieux possible dans ses relations professionnelles et ainsi se montrer à la hauteur des responsabilités qui nous sont confiées. 

Glossaire – Snobisme : Affectation qui consiste à priser ou à mépriser quelqu’un en lien avec ses origines sociales