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La nouvelle conquête de l’espace

Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au 
La nouvelle conquête de l’espace
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Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « Esprit critique ».

Dans un écrit de 1963 repris dans La crise de la culture (1972), Hannah Arendt souligne que la conquête de l’espace achève le programme de la modernité commencé au 17e siècle avec la révolution scientifique copernicienne et galiléenne. Sa thèse : une forme d’extériorité radicale par rapport à la «patrie terrestre» et par rapport à soi-même. Si cette conquête augmente notre dimension, elle soulève toutefois des questions fondamentales. Que reste-t-il de l’homme une fois que la condition humaine est accaparée ou récupérée par la science?

«Que reste-t-il de l’homme une fois que la condition humaine est accaparée ou récupérée par la science?»

Le savant suit une tâche, celle d’avancer dans la connaissance. La fission de l’atome en est un exemple. Peu importe ses conséquences, la recherche doit se poursuivre. Le physicien obéit à sa propre logique fondée sur le langage formel des mathématiques. Arendt note un parallèle entre le souhait d’Archimède d’avoir un point extérieur à la Terre comme levier pour mieux l’observer et le langage mathématique auquel a recours le savant. Dans les deux cas, il y a une scission entre le monde de l’expérience et la vérité scientifique.

Le divorce de la pensée et de la réalité

Philosophiquement, ce divorce conduit à un premier paradoxe : les sens nous trompent, comme disait déjà Descartes. La vérité n’est plus dans l’observation du réel, mais dans une représentation mathématique, pour parler comme Galilée. À l’instar d’Alexandre Koyré, philosophe et historien des sciences, Arendt perçoit ce divorce comme dramatique puisqu’il fait disparaître l’action politique et la conduite éthique. De là s’ensuit un autre paradoxe. Cette révolution méthodologique a certes donné des effets réels — le nucléaire, le développement des transports, la technologie —, mais ceux-ci sont curieusement inaccessibles aux sens. Autrement dit, tous ces phénomènes fonctionneraient comme des processus autonomes, à rebours du langage ordinaire qui nous permet de nous comprendre et de «comprendre ce que nous faisons».

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Bien évidemment, depuis la fin du 20e siècle, la science semble davantage marquée par l’indéterminisme. La thèse d’Arendt peut donc paraître caricaturale. Songeons au «principe d’incertitude» d’Heisenberg. Ce dernier remet en question le déterminisme fondé sur une vision unifiée et absolue de l’univers. La mécanique quantique introduit plutôt de l’imprévisibilité dans la science. Le statut d’extraterritorialité du savant ne tient plus. C’est dorénavant l’outil d’observation qui modifie le comportement de l’objet. Difficile de déterminer la vitesse et la position d’une particule. Impossible de se retirer loin de la matière et de la Terre sur le point d’Archimède puisque notre observation interagit avec l’objet observé. La science a muté, disait Gaston Bachelard. Le déterminisme des 18e et 19e siècles est dépassé. La science devient consciente de l’intrication de l’observateur et de l’observé, de l’aléa du mouvement de la matière.

Aux origines de la pensée totalitaire

Mais le fait qu’il est impossible d’avoir une définition claire et quantifiable du réel ne comporte-t-il pas le risque pour la science d’être submergée par des théories hasardeuses ? En tout cas, pour Arendt, plus l’homme prend sa distance par rapport à la Terre, plus il en prend par rapport à lui-même et plus il se situe dans un régime de vérité dépourvu de tout bon sens. Arendt considère même cette coupure par rapport au monde (acosmie) comme totalitaire.

«Mais le fait qu’il est impossible d’avoir une définition claire et quantifiable du réel ne comporte-t-il pas le risque pour la science d’être submergée par des théories hasardeuses ?»

Le paradigme de la conquête de l’espace devient ainsi une manière troublante d’expliquer la pensée totalitaire par un écart total entre une vérité théorique parfaite — une hypothèse totalement folle et pseudoscientifique — et le sens commun. Forte, provocatrice, cette accusation sert au moins d’avertissement. Penser l’homme, son histoire, la société selon un schéma scientiste, c’est déjà succomber au totalitarisme. Malgré l’injustice à l’égard du galiléisme, ce que fait Arendt dans son texte de 1963 sur «La Conquête de l’espace…», c’est de parcourir l’histoire de la pensée moderne afin de retracer les origines et les germes du totalitarisme du 20e siècle.

Le divorce de la philosophie et de la science par rapport au réel serait en partie responsable du phénomène totalitaire. La philosophie? Oui, et ce, dans la mesure où, pour Descartes, les sens nous trompent et que, pour connaître la vérité, il faut élaborer une mathesis universalis afin de reconstruire tout le savoir. Fidèle à Edmund Husserl (La crise des sciences européennes…, 1935), Arendt considère qu’il est urgent de réintroduire dans la science et la pensée modernes le souci éthique et affectif de la vie réelle, de la perception, du corps, du rapport à autrui, du dialogue.

Un éloge de la terre contre des théories loufoques et farfelues

Cet éloge de la Terre n’est absolument pas réactionnaire comme chez Carl Schmidt (Le nomos de la Terre, 1950). Ce qu’Arendt dénonce, c’est une certaine attitude de la science, ce que Husserl appelle le «cocon de l’objectivisme». Ce qu’elle remet en cause dans la conquête spatiale, c’est plutôt un esprit de système : le scientisme généralisé à la vie humaine et non pas la science comme telle. Einstein, Bohr, Schroedinger le savaient, eux dont les théories étaient encore soucieuses de beauté et d’harmonie.

Certains mécènes jettent d’ordinaire leur dévolu sur l’art, financent des musées et des fondations. Mais une nouvelle génération nourrit des ambitions plus élevées, voire démesurées. Des personnalités richissimes comme Elon Musk, Jeff Bezos ou Richard Branson ont les yeux rivés vers l’espace. Chacun dépense des milliards pour financer des sociétés d’exploration spatiale sous prétexte qu’ils en rêvent depuis l’enfance. On les qualifie même d’ambassadeurs du vaisseau spatial Terre.

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La conquête de l’espace était perçue à l’origine comme une guerre technologique et géopolitique entre l’ex-URSS et les États-Unis, puis une guerre commerciale au nom du monopole des télécommunications. Mais la nouvelle conquête de l’espace dépasse de loin tous ces objectifs. Elle souscrit à des rêves de démiurges consistant à installer des colonies humaines dans le système solaire d’ici 2024 afin de sauver une humanité vouée à la destruction. Mais pour aller où exactement?

On sait que l’astre le plus proche de la terre, c’est la lune. Mais nous savons aussi depuis les années soixante qu’il n’y a rien à faire sur celle-ci; c’est un astre mort. Après la lune, il y a Mars. Composée d’une atmosphère, si petite soit-elle, Mars est cependant toxique et peu dense pour pouvoir y vivre. Reste que, après la lune, c’est Mars, bien avant Jupiter et Saturne, qui est la destination la plus proche de la Terre, et ce, même si Mars se situe à des mois de distance de cette dernière.

Mesure-t-on réellement le niveau d’incertitude (et d’inquiétude) qui accompagne la volonté de puissance capricieuse des nouveaux milliardaires de l’espace? C’est là la seule et unique objection crédible à la conquête spatiale.