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le Jeudi 27 octobre 2022 13:00 Fédéral

La croissance de l’extrême droite au Canada

Jérôme Melançon
La croissance de l’extrême droite au Canada
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est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont «La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie» (Metispresses, 2018).

Depuis quelques années, et surtout depuis l’occupation du centre-ville d’Ottawa et des passages frontaliers à l’hiver 2022 par des convois dits «de la liberté», on entend parfois parler de la montée d’un mouvement fasciste au Canada. Au-delà de cet épisode, il y a raison de s’inquiéter de la mobilisation autour de groupes d’extrême droite au pays et de la reprise de leurs idées par les partis politiques. Il importe donc de bien identifier ce mouvement en pleine croissance.

Francopresse – Jérôme Melançon

Le «Convoi de la liberté» qui a occupé le centre-ville de la capitale nationale en janvier et février 2022 a présenté une image surprenante pour plusieurs. Des revendications contre les mesures sanitaires face à la COVID-19 côtoyaient des appels à la liberté et un appel à remplacer le gouvernement fédéral.

Le plus surprenant, malgré le désordre dans les rues et l’absence de projet politique, les manifestant·e·s ont pu conserver le contrôle du centre-ville sans intervention policière (et parfois avec leur aide ainsi que celle de la ville d’Ottawa) pendant 23 jours. La violence de leurs propos et de leurs interpellations, en plus de certains incidents violents, ont placé les habitants du quartier dans la peur et la terreur.

Si le convoi pouvait sembler inoffensif, surtout en comparaison avec l’insurrection qui a eu lieu un an plus tôt à Washington, c’est du fait d’un journalisme qui s’en tient souvent aux apparences et aux discours de quelques représentant·e·s. Ces personnes cherchent à faire accepter leur message ainsi qu’à obtenir le soutien de ces groupes. Ces deux formes de normalisation par les politicien·ne·s et les journalistes passent autant par l’instrumentalisation politique que par l’absence de résistance ou de condamnation.

La démocratie est érodée et la sécurité des membres des groupes visés par l’extrême droite est compromise.

Au-delà de cette normalisation des idées d’extrême droite qui nous habitue à leur présence, il y a aussi la question de la légitimité de ces idées : on leur ouvre une place dans le débat d’idées sans les remettre en question. Pour justifier l’absence de résistance, on en appelle à une supposée “liberté d’expression” ou à une vision du débat démocratique qui ne tient pas compte de la destruction de la démocratie par les idées d’extrême droite.

Toutefois, lorsque l’on donne droit de cité à des mouvements et idées sans tenir compte de l’incitation aux comportements haineux qui la sous-tend, la démocratie est érodée et la sécurité des membres des groupes visés par l’extrême droite est compromise.

Une extrême droite en croissance

Pour saisir les enjeux des idées véhiculées par le convoi, il faut voir au-delà de l’évènement et comprendre ce qui lui a permis d’exister, ainsi que ce qui lui donne suite.

Les idées relayées par Pat King, l’un des organisateurs du «Convoi de la liberté», sont l’un des points de ralliement de ce mouvement. King est seulement une personne parmi tant d’autres, en Europe et en Amérique du nord, qui s’imaginent un «grand remplacement» en cours, où les politiques d’immigration viseraient à faire disparaitre les populations blanches. Les idées des mouvements d’extrême droite tendent d’ailleurs à être concentrées autour des questions d’immigration.

Ces mouvements cherchent aussi à défaire les avancées vers l’égalité politique au Canada, reprenant à l’envers les discours des mouvements sociaux précédents comme le «pas de justice, pas de paix» de Black Lives Matter.

Avant tout, il s’agit de mouvements dont les idées se propagent sur divers médias sociaux, dans des réseaux où règnent les théories du complot. La crise sanitaire tout comme le soutien aux camionneurs étaient ainsi des prétextes qui ont permis de rassembler divers petits groupes auparavant isolés.

L’appui à ces idées et au mouvement plus généralement parlant s’observe aussi par les sommes données par des individus à une campagne GoFundMe qui a amassé plus de 10 millions $. De tels dons témoignent d’un appui important, non seulement par certaines entités qui demeurent dans l’ombre — dont certaines aux États-Unis — et de petites et moyennes entreprises, mais également par un grand nombre d’individus.

Une droite institutionnelle qui s’extrémise

Longtemps avant le convoi, on s’est inquiété de l’extrême droite et du fascisme au Canada. Des études ont par ailleurs montré la présence et la ténacité des idées ouvertement fascistes au Canada notamment avant la Seconde Guerre mondiale et immédiatement après. Tant le Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR) que la Commission canadienne pour l’UNESCO publiaient des rapports en 2021 faisant état de la montée du fascisme. Et certains, comme l’enseignant en philosophie Xavier Camus et le Canadian Anti-Hate Network, s’assurent de suivre les échanges et discussions des groupes d’extrême droite sur les réseaux sociaux et dans la rue.

À partir de plusieurs éléments disparates, prêts à être mobilisés, mais jusque-là isolés, le convoi a pu organiser la mise en place de nouveaux réseaux et assurer une collaboration et des liens avec l’extrême droite ailleurs dans le monde.

Ce qui est donc à craindre, depuis l’occupation d’Ottawa, c’est la formation d’un mouvement organisé là où l’on trouvait auparavant surtout des théories du complot et des plaintes partagées sur les réseaux sociaux de personne à personne.

Ce qui est ainsi à craindre, c’est un rapprochement entre le mouvement de l’extrême droite et le public plus large par le biais des partis politiques.

Pendant l’occupation d’Ottawa, plusieurs élus conservateurs avaient annoncé leur appui, dont la cheffe intérimaire du Parti conservateur du Canada, Candice Bergen. Celle-ci devait d’ailleurs son poste à une révolte de la part des membres du Parti qui appuyaient le convoi contre le chef Erin O’Toole qui refusait de le faire ouvertement. Cette dynamique a mené en fil droit à la nomination de Pierre Poilievre. On a pu voir des dynamiques semblables autour du Parti conservateur du Québec, notamment lors de la campagne électorale, ou encore autour de l’accession au pouvoir de Danielle Smith en Alberta.

Ce qui est ainsi à craindre, c’est un rapprochement entre le mouvement de l’extrême droite et le public plus large par le biais des partis politiques. Ce rapprochement ne signifie aucunement une modération de l’extrême droite vers le centre. Au contraire, les partis politiques ont tendance à se redéfinir autour des thèmes centraux aux discours de l’extrême droite et à se rapprocher de ces mouvements. Devant une telle menace, où il n’est souvent pas possible de convaincre celles et ceux qui soutiennent déjà ce mouvement, il demeure néanmoins possible de combattre la normalisation et la légitimation des idées d’extrême droite en montrant leur fausseté et les dangers qu’ils amènent.