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le Lundi 27 Décembre 2021 18:04 Arts et culture PR

Dire le silence : enquête aux origines de l’insécurité linguistique

Dire le silence : enquête aux origines de l’insécurité linguistique
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La sociolinguiste acadienne Annette Boudreau récidive avec le thème de l’insécurité linguistique dans son nouvel ouvrage, Dire le silence : Insécurité linguistique en Acadie 1867-1970. À partir de textes de l’époque des journaux Le Moniteur Acadien et L’Évangéline, et d’entretiens menés auprès de quelque 500 francophones des provinces maritimes, l’autrice analyse l’évolution des discours sur le français et retourne aux sources de la «peur de se dire».

Marc Poirier – Francopresse

Dans qui ne devait être au départ qu’un chapitre de son recueil précédent, À l’ombre de la langue légitime : l’Acadie dans la francophonie, la professeure émérite de l’Université de Moncton et chercheuse à l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) décortique comment, au fil des décennies, les interlocuteurs ont défendu l’importance du français et critiqué ceux qui, à leurs yeux et à leurs oreilles, en faisaient mauvais usage. 

L’experte en pratiques et insécurité linguistiques en Acadie a répondu aux questions de Francopresse à propos de son nouveau livre.

Francopresse : Vous vous êtes intéressée à l’insécurité linguistique depuis le début de votre carrière. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire Dire le silence?

Annette Boudreau : Ce que j’ai voulu faire avec ce livre-ci, c’est de retracer les origines de la honte, du silence, de voir un peu les discours qui ont été véhiculés sur le français acadien depuis la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1970 ; puis de montrer qu’il y a toujours eu des rapports ambivalents, que les anglicismes ont toujours été pointés du doigt comme un facteur d’assimilation. Je voulais voir ce qui s’était passé avant pour voir d’où on vient.

À travers cette quête, on peut également avoir un bon aperçu de l’évolution de la société acadienne.

Tout à fait. C’était un peu ça mon objectif. C’est-à-dire, quand je parle d’individus ou de moi-même, j’essaie aussi de faire un portrait global de la société à travers quelques éléments des représentations que j’entretiens en regard de leur langue.

L’insécurité linguistique est un terme assez nouveau, mais on comprend en lisant votre livre que c’est quelque chose qui est apparu il y a très longtemps, même si on ne l’appelait pas comme ça.

Oui ça existe depuis très longtemps, même si le terme «insécurité linguistique» lui-même est apparu dans les années 1970.

Page couverture de Dire le silence (œuvre d’Alisa Arsenault, Donneuse de baies V), disponible en librairie le 25 janvier. Crédit : Courtoisie Éditions Prise de parole

Justement, vous dites avoir observé en lisant certains journaux qu’on faisait état d’une «honte linguistique déjà ressentie en 1870».

Ce que j’ai trouvé d’intéressant dans les textes de Pascal Poirier [premier sénateur acadien et auteur du Glossaire acadien (Éditions d’Acadie, 1993), NDLR], c’est qu’il est vraiment le premier à avoir voulu réhabiliter le français acadien pour agir sur la honte. 

Sa stratégie a été de montrer les liens des variantes régionales avec le français qui était parlé en France au moment de la colonisation. La France, c’était un peu cet idéal dans l’esprit des gens. Alors, sa stratégie a été de montrer les ressemblances entre le français acadien et le français parlé surtout dans la région du Poitou. 

Ce qui est un peu surprenant, c’est qu’à cette époque, on parlait déjà d’anglicismes.

Oui, parce que bien des francophones travaillaient pour des anglophones, surtout ceux qui étaient en ville. Avant, les gens qui vivaient à la campagne pouvaient conserver leur français. 

Ce n’était pas non plus propre à l’Acadie ; c’était la même chose au Québec et même en France, parce qu’il y avait moins de contacts. La ville a toujours été considérée comme un lieu de mélange de langues, donc le brassage de gens qui parlent différentes langues. C’était le lieu par excellence de l’anglicisation. 

Donc, il y avait beaucoup d’anglicismes à ce moment-là et, en même temps, on voulait moderniser le français parce qu’on voyait l’émergence d’institutions francophones. Il y avait ces deux mouvements-là de 1910 à 1950 – et ç’a continué après. 

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J’ai lu un passage où vous racontez que Pascal Poirier s’était fait rabrouer par un prêtre-enseignant parce qu’il avait dit que son devoir «avançait par les petits». La barre était haute!

La barre était aussi haute qu’au Québec. Il y avait un alignement avec le Québec. 

Il y avait comme une ambivalence à l’endroit des variantes régionales. On disait : «Oui, oui, c’est important de les garder», mais en même temps on veut moderniser la langue, donc il faudrait les utiliser seulement dans certaines situations. Cette ambivalence-là, elle est restée et elle est encore un peu là aujourd’hui.

Il y avait une volonté de donner aux Acadiens un français qui leur permette de sortir de leur famille, de leur région. Mais la question a toujours été : qu’est-ce qu’on fait avec la langue parlée par ces personnes? Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on enlève? 

Il y a une chose qu’on voulait enlever, c’étaient les anglicismes. Ça, tout le monde était d’accord. Il y avait moins d’accords sur ce qu’on devait faire avec les variantes régionales. Donc, je dirais que jusqu’en 1950, c’était vraiment ça : rejet complet des anglicismes. 

À partir des années 1960, on a commencé à vouloir dire qu’il y avait quand même beaucoup de valeurs aux variantes. Une autre chose qui était vraiment importante et que j’ai moi-même découverte en lisant les journaux à partir de 1950, c’est à quel point la question du bilinguisme était pour l’Acadie à peu près la seule porte de sortie, la seule manière d’exister ou de se faire reconnaitre. 

La sociolinguiste acadienne Annette Boudreau poursuit sa quête sur les fondements et la réalité de l’insécurité linguistique, cette fois en ayant parcouru des journaux acadiens entre 1867 et 1970. Crédit : Courtoisie

Il fallait accepter le bilinguisme parce qu’on n’existait déjà pas. Puis si on n’acceptait pas le bilinguisme, on était encore davantage inexistant. Le fait de dire qu’il y avait peut-être une province bilingue, ça donnait une existence au français.

L’Acadien qui semble toujours se faire petit au milieu des autres peuples, qui a honte de lever la tête et de les regarder en face sont des images fortes qui se révèlent dans les postures du corps. S’il est impossible de montrer la véracité de ce qui est dit, il reste que ces dires contribuent à lever le voile sur cette archéologie du silence, à revenir sur les traces de ce dernier, un silence qui se manifeste dans les gestes du corps, dans la tête penchée, dans le désir de se faire petit, et ce, après la mise en place d’institutions, durant la période où les Acadiennes et les Acadiens cherchaient à sortir de l’ombre, à renaître et à se dire. Il n’est pas si facile de se défaire de 100 ans de minorisation et de misère.

  • Extrait de Dire le silence

A-t-on une idée de l’effet sur la société acadienne de tous ces gens qui ont subi l’insécurité linguistique, voire une espèce d’ostracisme ou de blâme?

Moncton a souvent été vue comme le repoussoir des puristes ou des gens qui voulaient franciser des espaces, et c’est de Moncton aussi que sont issus les artistes acadiens qui revendiquent autre chose. 

Je me demande souvent si ces revendications très fortes ne viennent pas de ces discours qui ont circulé, qui ont voulu les cantonner dans une espèce de honte de mal parler. 

Finalement, c’est une réaction. Et la réaction, on peut la trouver saine jusqu’à un certain point parce qu’à partir du moment où tu peux réfléchir à ce qui se passe chez toi, tu peux agir dessus. Il y a des gens qui sentent un mépris sur eux, mais qui ne savent pas l’analyser, et qui ne peuvent donc pas agir dessus.

On a eu l’épisode il y a quelques années du «Right fiers», ce slogan que des jeunes francophones en milieu minoritaire avaient donné aux Jeux de la francophonie canadienne et qui avait suscité certaines critiques. Est-ce que ça démontre que ce sentiment négatif envers le parler régional du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, pour ne pas dire le chiac, est encore là?

Je ne pense pas que ça va disparaitre, mais il y a quand même des changements. Je trouve que dans les écoles, il y a des attitudes beaucoup plus ouvertes qu’il y a une quarantaine d’années. Il faut le regarder sur une plus longue période de temps, puis ça ne veut pas dire non plus que tout se vaut. 

C’est important de dire aux gens qu’on ne peut pas parler comme on veut dans toutes les situations de communication. Il va y avoir un prix social à payer. Il y a des gens qui travaillent dans des centres d’appels qui sont obligés d’apprendre le vouvoiement parce qu’ils vont devoir parler à des francophones de partout dans le monde.

Le désir de se réapproprier sa langue faisait partie des stratégies envisageables pour entrer de plain-pied dans la modernité. De plus, puisque notre bilinguisme (individuel) était perçu comme responsable de la situation, il paraissait normal de nous départir de nos influences américaines et anglaises sur le plan culturel et linguistique, et une façon d’y arriver, c’était de pratiquer un français sans emprunts, du moins d’emprunts audibles. Il s’agissait d’acquérir un capital linguistique qui serait reconnu par l’extérieur. Je me souviens très bien m’être alors départie de mes disques et de mes romans anglais, de les avoir mis à distance, convaincue qu’ils contribuaient à mon assimilation linguistique et culturelle. Trente ans plus tard, j’ai regretté mon geste et j’ai racheté certains d’entre eux.

Extrait de Dire le silence

Où est rendue la réflexion à savoir si le chiac, dans le sens du franglais parlé surtout dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick, mène à l’assimilation?

Il faut d’abord savoir ce qu’on entend par «chiac». C’est la grande question parce qu’il y a beaucoup de gens qui se réclament du chiac, mais ce terme a plusieurs définitions aujourd’hui. Ça peut être un français très anglicisé et ça peut être un français qui comprend des variantes régionales. 

Ce qui était intéressant, c’est d’avoir donné un nom à un parler stigmatisé comme le chiac. On ne va pas parler du franglais, on va parler du chiac. Donc, ça identifie une population en particulier. 

Ça peut avoir l’avantage d’être un facteur identitaire pour certains, mais aussi le désavantage d’ainsi cibler une population puis dire que c’est là où les gens parlent le chiac et c’est où il y a des exemples d’assimilation galopante. Ça donne une cible. Quand on parle de franglais, c’est beaucoup trop vaste. On ne peut pas cibler les personnes. Mais le chiac, c’est autre chose. 

Le chiac, comme je disais, c’est vraiment très, très large comme définition. C’est tellement devenu un mot passepartout que j’ai même déjà vu des gens qui disaient qu’ils parlaient l’acadien de la baie Sainte-Marie, «l’acadjonne», qui vont dire : je parle chiac. 

Pourquoi? Parce que chiac est plus reconnaissable par les gens de l’extérieur. Pour le meilleur et pour le pire. Il y a des gens qui le parlent comme signe de distinction. D’autres le parlent et en ont honte. Donc, c’est vraiment complexe. 

Est-ce que le chiac est la première voix de l’assimilation? Il y a des gens qui parlaient chiac qui ont fait usage du français normatif par la suite. C’est une langue de jeunes en ce moment. Pour faire partie du groupe, dans certaines écoles, il faut que tu parles chiac. Ça fait partie de cette identité adolescente.

Les personnes qui sont sûres d’elles sur le plan linguistique ne se questionnent pas sur leur légitimité en tant que francophones — elles sont —, alors que les autres, qui parfois acceptent, de façon consciente ou non, le verdict posé sur elles voulant qu’elles soient des bâtards linguistiques, doivent, pour survivre, trouver les moyens d’y faire face.

Extrait de l’épilogue de Dire le silence