Après 44 ans de domination du Parti conservateur-progressiste en Alberta, le Nouveau parti démocratique (NPD), lors de ce dernier mandat, a fourni de réelles avancées symboliques aux Franco-Albertains. À l’approche de nouvelles élections, la communauté s’interroge si ce progrès en matière de bilinguisme va perdurer avec le probable retour d’un Parti conservateur au pouvoir.
« Les quatre années avec le NPD au pouvoir ont été très productives. Nous avons réussi à casser un plafond de verre », déclare Marc Arnal, président de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA).
L’organisme porte-parole de la francophonie peut se satisfaire d’un certain nombre d’avancées pour la francophonie en Alberta : la reconnaissance du drapeau franco-albertain comme symbole officiel de la province, l’instauration du Mois de la francophonie, mais aussi l’annonce d’une première historique avec la politique de services en français. « Nous avons progressé ces quatre dernières années, ça serait malhonnête de dire le contraire. La population albertaine intègre de plus en plus la dualité linguistique. Elle comprend que notre langue fait partie de l’histoire et de la constitution du Canada ».

Photo de Jimmy Jeong
Même constat du côté des spécialistes de la francophonie ou de la politique. « Les relations se sont améliorées. Les dispositions sont plus favorables, plus élargies », affirme Frédéric Boily, professeur en sciences politiques au Campus Saint-Jean. « Nous avons observé une ouverture nouvelle aux enjeux francophones. Il y a eu une communication de symboles forts. De nombreux députés étaient présents aux évènements francophones. Rachel Notley a défendu la francophonie en Ontario ou au Nouveau-Brunswick », rejoint Valérie Lapointe-Gagnon, chercheuse spécialisée dans la francophonie au Campus Saint-Jean.
Un progrès plus symbolique que concret
Cette dernière évoque « un partenariat construit entre le gouvernement et la communauté », dans une Alberta historiquement récalcitrante au bilinguisme, et par conséquent en retard en matière de francophonie par rapport à la majorité des provinces canadiennes. « Nous avons été pendant tellement longtemps dans un contexte néolibéral pour les langues. La province estimait qu’elle n’avait pas à s’engager. Parfois, elle s’est même opposée ouvertement au bilinguisme. Elle est l’une des seules provinces qui avaient affirmé une grande résistance lors du débat constitutionnel sur la loi fédérale sur les langues officielles », ajoute-t-elle.
Les satisfactions après ce mandat sont tout de même limitées. La politique menée par le NPD est parfois perçue comme de la simple communication. La politique des services en français n’a toujours pas été mise en place. « Le NPD a voulu montrer une ouverture, mais sans allouer de fonds supplémentaires. C’est difficile de mettre cela en place avec le budget actuel alloué à la francophonie qui est déjà mince », explique Valérie Lapointe-Gagnon.

« Ce n’est pas parfait, certes. Mais la situation financière de l’Alberta a limité le gouvernement néo-démocrate. On a senti de la bonne volonté, on peut déplorer certaines choses, mais c’est difficile d’en demander plus. Il faut voir ça plus d’un regard plus lointain, avec une profondeur historique, le gouvernement partait de loin. Et puis, arriver au pouvoir avec des politiques trop favorables aux francophones cela aurait pu être négatif pour la popularité du NPD », avance Frédéric Boily.
Le retour éventuel des conservateurs inquiète
Très attendue de la part de la communauté francophone, une loi provinciale « était sur le bureau » du gouvernement démocrate, selon Ricardo Miranda, ministre de la Culture et du Tourisme, responsable du Secrétariat francophone, qui avait présenté la politique de service en français. « Logiquement, ça serait la prochaine étape », revendique Marc Arnal, président de l’ACFA. Mais rien n’est moins sûr. Aucun parti n’a exprimé la volonté de faire une loi sur le bilinguisme dans son programme.

Après quatre années de marche en avant pour la francophonie, la communauté est désormais méfiante à l’approche des élections. Le sens de la marche pourrait bien s’inverser. Le Parti conservateur uni (UCP) est en tête des sondages. Les discours libéraux du chef de parti Jason Kenney basés sur le rejet des mesures prises par le NPD sur de nombreux sujets pourraient affecter la communauté, et le budget de ses organismes.
« J’ai l’impression que la francophonie pourrait perdre au niveau des services en français. Le parti de Jason Kenney a déjà annoncé des compressions budgétaires. Il n’a pas contredit le fait que la francophonie serait touchée. Le partenariat qui était en train de se construire entre le gouvernement et la communauté pourrait être interrompu », analyse Valérie Lapointe-Gagnon.
Officiellement, le gouvernement conservateur a indiqué qu’il ne remettrait pas en cause la politique de services en français. Mais les coupes budgétaires qui ont eu lieu fin 2018 envers les communautés francophones de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick par des personnalités politiques proches de Jason Kenney amplifient les inquiétudes.
« Du côté conservateur, il y a une logique économique très présente, analyse Frédéric Boily, spécialiste du conservatisme. S’ils sont élus, il ne faudra pas s’attendre à de grandes annonces concernant la francophonie. Mais rien n’affirme qu’il agira contre la francophonie. Tout n’est pas si simple. Lorsqu’il était sur la scène fédérale, Jason Kenney défendait le bilinguisme et la connaissance des deux langues pour les nouveaux arrivants ».
S’accorder pour avancer
Du côté de l’ACFA, pas de consigne de vote. L’organisation porte-parole de la francophonie souhaite aborder tous les scénarios avec sérénité, sans naïveté. « On ne peut tout de même pas dire qu’il y a eu plus d’avancées en 4 ans de NPD qu’en 44 ans de gouvernance du Parti conservateur progressiste, relève Marc Arnal. La création du Secrétariat francophone en 1999 avait fait bien avancer les choses. Après l’élection, dans un premier temps, nous allons analyser la députation. Ensuite, il va falloir que l’on crée des alliances, que l’on fasse comprendre que le français n’est pas une langue comme une autre ici. La balle sera dans le camp du gouvernement, mais aussi dans notre comportement », prévoit le chef de file.
Si le scénario d’un retour au pouvoir du conservatisme se confirme, Frédéric Boily prévient les organismes francophones : « Les conservateurs parlent un langage politique basé sur l’économie. Il faudra que les organismes francophones parlent le même langage qu’eux ».
Pour Valérie Lapointe Gagnon, spécialiste de cette francophonie représentant 6,2 % de la population albertaine, les politiques ne font pas tout. « En Alberta, les gains se sont souvent faits par des luttes devant la Cour suprême, par la judiciarisation de la politique. Le gouvernement fédéral a récemment modernisé le programme de contestation judiciaire qui permet une aide financière quand on veut se lancer dans des courses juridiques. Parfois ce n’est pas seulement la démographie qui guide les politiques, mais les injustices subies par une communauté au cours de l’Histoire ».