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le Jeudi 17 juin 2021 12:04 Loi sur les langues officielles

«Beaucoup de bonnes petites choses», mais un moment mal choisi et des oublis considérables pour C-32

«Beaucoup de bonnes petites choses», mais un moment mal choisi et des oublis considérables pour C-32
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Le projet de loi C-32 visant à moderniser la Loi sur les langues officielles a été déposé à six jours de la fin de la session parlementaire, lui garantissant une mort rapide au feuilleton, alors que la plupart des observateurs prédisent des élections fédérales à l’automne. Selon les experts consultés, ce projet de loi répond à plusieurs revendications des communautés francophones en milieu minoritaire, mais en laisse également beaucoup sur le plancher.

Bruno Cournoyer Paquin – Francopresse

En entrevue avec Francopresse, la ministre des Langues officielles, Mélanie Joly, s’est targuée que «pour la première fois, [Ottawa] reconnait que la langue française est une langue minoritaire. C’est une langue qui a besoin de plus d’appui, parce qu’on est huit-millions de francophones dans un océan Nord-Américain de 360 millions de personnes principalement anglophones».

Pour Stéphanie Chouinard, professeure de sciences politiques au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s, «le principe que la ministre veut insuffler à la nouvelle mouture de la Loi sur les langues officielles, c’est l’égalité réelle. Ce qu’on entend par égalité réelle, c’est qu’on veut donner aux deux langues des moyens potentiellement différents d’atteindre l’égalité, la même sécurité».

«Mais c’est vrai qu’en même temps, on ne veut rien enlever aux anglophones du Québec», rappelle cependant Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique.

Un «mauvais timing»

«Pour ceux qui souhaitaient une Loi sur les langues officielles modernisée, le timing est mauvais. La session parlementaire achève et tous les observateurs ou presque s’entendent pour dire qu’une élection anticipée va être déclenchée cet été ou à l’automne», ajoute Rémi Léger.

Le projet de loi C-32, confirme Stéphanie Chouinard, est destiné à mourir au feuilleton : «Les plus cyniques vont dire que c’est une décision électoraliste, c’est-à-dire que les libéraux peuvent se targuer d’avoir rempli leur promesse en présentant un projet de loi dans cette session parlementaire ci.»

«Peut-être que le “silver lining”, peut-être que la bonne nouvelle, c’est que ça va forcer les conservateurs et le NPD à clarifier ce qu’ils entendent par la modernisation. Parce que pour l’instant, tous les partis à Ottawa se sont engagés à moderniser la Loi, mais “moderniser la Loi”, ça peut tout dire et ça peut ne rien vouloir dire», se console Rémi Léger. 

Rémi Léger, professeur au Département de sciences politiques de l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique. Crédit : Courtoisie

«Les libéraux ont en quelque sorte mis leurs cartes sur la table, donc est-ce que ça va forcer la main des conservateurs et du NPD à faire la même chose?» s’interroge-t-il.

Même si la ministre Joly s’est engagée à représenter le même projet de loi advenant une réélection des libéraux, Stéphanie Chouinard estime qu’on ne pourrait tout de même pas envisager l’adoption d’une Loi modernisée avant 2022.

Une «joute politique» entre Québec et Ottawa

Le projet de loi C-32 entend soumettre à la Loi sur les langues officielles les entreprises privées sous juridiction fédérale au Québec et dans les régions «à forte présence francophone».

Au Québec, le projet de loi prévoit que ces entreprises pourront choisir de se conformer aux nouvelles dispositions de la Loi ou à celles de la Charte de la langue française.

Le projet de loi 96 du gouvernement québécois, présentement à l’étude à l’Assemblée nationale de la province, assujettirait pour sa part à la Charte les entreprises sous juridiction fédérale comportant plus de 25 employés.

Pour Rémi Léger, «le fédéral ne veut pas donner ce champ de compétence à Québec et donc en gros, ma lecture, c’est que le parti libéral reprend textuellement le projet de loi 96 du Québec dans la Loi sur les langues officielles […] Finalement, les deux lois vont dire l’exacte même chose».

Un dénouement qui est le produit d’une «joute politique» entre la ministre Joly et le ministre du Québec responsable de la langue française, Simon Jolin-Barette, croit Stéphanie Chouinard.

«Il y a une tentative, au Parti libéral du Canada et à la CAQ, de se faire les champions de la langue française. Et donc, dans le projet de loi, on voit que la ministre Joly a entendu le ministre Jolin-Barrette, mais ne va pas aussi loin que ce que la CAQ aurait voulu en donnant les coudées franches à Québec d’imposer la loi 101», explique la politologue du Collège militaire royal du Canada.

Elle ajoute que «c’est certain qu’aux prochaines élections, il y aura une opération séduction auprès de la majorité francophone, tant du point de vue du parti libéral que du Parti conservateur du Canada». 

Aucun des deux partis ne peut faire fi des 78 sièges du Québec à la Chambre des communes s’ils veulent atteindre la majorité, donc ils se doivent de courtiser l’électorat francophone de la province.

«Beaucoup de bonnes petites choses»

En examinant le projet de loi C-32, Rémi Léger estime qu’on peut y retrouver «beaucoup de bonnes petites choses».

«C’est sûr qu’en écoutant la ministre, je peux voir comment elle peut faire un bon portrait [de C-32]. C’est dire : “Oui la Cour suprême c’est réglé. Oui le commissaire [aux langues officielles] c’est réglé. Oui le droit de travailler en français dans les entreprises à charte fédérale c’est réglé”», énumère le professeur de l’Université Simon Fraser.

Le projet de loi C-32, rappelle Stéphanie Chouinard, abolit la disposition qui soustrayait la Cour suprême à la Loi sur les langues officielles, ce qui signifie que tout le monde pourra être entendu par la Cour sans interprète, dans la langue officielle de son choix.

Cependant, avertit la politologue, «ça ne signifie pas que le bilinguisme devient un élément obligatoire dans la nomination des juges. Pour que le bilinguisme devienne obligatoire du point de vue individuel, il aurait fallu passer par la Loi sur la Cour suprême et non par la Loi sur les langues officielles».

Tous les juges n’auront pas besoin d’être bilingues, puisque la Cour suprême peut «former des bancs de cinq ou sept juges pour entendre des causes», explique-t-elle.

De son côté, Rémi Léger rappelle que le projet de loi confèrerait de nouveaux pouvoirs au commissaire aux langues officielles : «Il pourrait désormais faire une ordonnance [devant la Cour] qui contraindrait une institution [fédérale] à se conformer ou à payer des réparations.»

Pour Stéphanie Chouinard, «on va maintenant au-delà d’une simple tape sur les doigts. Il faudra qu’il y ait des changements suite aux recommandations de la part du commissaire».

Stéphanie Chouinard, professeure de sciences politiques au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s. Crédit : Courtoisie

La politologue ajoute que le commissaire n’aurait pas que de nouveaux pouvoirs, mais aussi de nouvelles obligations : il devra faire des représentations en cour lorsqu’elle entendra des dossiers sur lesquels le commissaire s’est déjà penché, à la suite d’une plainte.  

«Il faudra que ces modifications-là soient suivies d’un budget supplémentaire pour le Commissariat, pour être en mesure de faire face à ses nouvelles obligations», avertit cependant Stéphanie Chouinard.

Si on regarde les modifications apportées à la partie VII de la Loi, «promotion du français et de l’anglais», Rémi Léger note qu’on précise enfin quelles «mesures positives» le gouvernement fédéral devra prendre envers les communautés linguistiques en situation minoritaire.

«Ce n’est pas inintéressant, mais ça va beaucoup moins loin que ce qu’envisageait la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), par exemple», estime le chercheur. 

«Des points faibles»

«Pour ce qu’il en est des points faibles, il y a Patrimoine canadien qui demeure le ministère responsable [de la mise en œuvre de la Loi]. Une mesure qui est critiquée depuis une trentaine d’années, parce que ça ne marche pas», constate Rémi Léger.

Dans ses «Huit bonnes idées pour la modernisation de la Loi sur les langues officielles», la FCFA suggérait notamment que le Conseil du Trésor soit «responsable de la mise en œuvre globale de la Loi sur les langues officielles, avec les pouvoirs nécessaires pour remplir ce mandat».

Le projet de loi C-32 propose que le Conseil du Trésor ne soit chargé que de «vérifier», «surveiller» et «informer» les institutions fédérales relativement aux politiques sur les langues officielles, sous les parties IV, V et VI de la Loi.

«Donc en gros, on garde la même structure qu’a actuellement la Loi. On garde ce genre de bête à deux têtes, on départage la responsabilité entre le Conseil du Trésor et le ministre du Patrimoine canadien», conclut Rémi Léger.

Il ajoute qu’«un des grands éléments des revendications de la FCFA, c’était l’obligation de consulter [les communautés de langue officielle en situation minoritaire]. Dans le projet de loi de la FCFA, il y avait toute une section sur la consultation, l’obligation de consulter. On créait un genre de comité-conseil consultatif; tout ça, ç’a été évacué», déplore-t-il.

Stéphanie Chouinard nuance qu’«on ajoute […] une obligation de consulter de la part du gouvernement fédéral, sauf que les parties prenantes qui devraient être consultées ne sont pas formalisées. Donc on ne crée pas une nouvelle structure».

Le projet de loi laisse aussi sur la table l’idée d’adopter des clauses linguistiques lorsque le gouvernement fédéral signe des ententes financières avec les provinces, déplore Rémi Léger. 

Du côté du concept de «continuum de l’éducation», ajoute le politologue, le projet de loi ne fait que préciser que l’éducation à la petite enfance et le postsecondaire peuvent être considérés par le gouvernement fédéral comme des «mesures positives» envers les communautés francophones. 

«Oui, c’est là, mais je pense que l’engagement aurait pu aller beaucoup plus loin», soutient Rémi Léger.

Le politologue souligne aussi que plusieurs autres revendications des communautés francophones ne se retrouvent pas dans le projet de loi : «Pour ce qui est des revendications qu’elles faisaient autour de leurs institutions […] autour de leur autonomie, du droit d’identifier leurs propres priorités, il n’y a rien de ça qui se retrouve dans le document.»