Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».
Dans son Malaise dans la culture (1930), sorte de testament, Sigmund Freud martèle que l’homme reste animé par un combat entre les pulsions de vie (Eros) et de mort (Thanatos). Rien ne garantit que la civilisation puisse éviter l’autodestruction.
Si tentant que ce soit de transposer cette psychologie de masse dans l’éducation, des théoriciens ont mis en garde depuis longtemps : enseigner ne doit pas reposer sur une doctrine de contrôle social sous peine de retomber dans l’idéologie (Catherine Millot, Freud anti-pédagogue, 1979).
Si la question peut revêtir une dimension particulière compte tenu de la sociologie de notre époque — si troublante que tout semble s’écrouler sous nos pieds —, elle laisse surtout présager une autre option, foncièrement différente du faux dilemme entre la résignation qui résulterait de l’impossibilité d’assumer une mission civilisatrice, comme au 19e siècle, et l’urgence de restaurer l’autorité de l’enseignant, que certains, Lettre de Jaurès (1888) en main, réclament à la suite du destin tragique de Samuel Patty.
Enseigner reste possible aujourd’hui, à condition d’accepter que ce ne soit plus une mission, ni seulement une tekhnê, mais peut-être davantage une praxis ; non moins sacrificielle puisque complexe et ne reposant plus sur des vérités ineffables et des réponses toutes faites. C’est le seul moyen d’échapper au pessimisme, à l’idée que c’était mieux avant, ou encore au progressisme selon lequel, par science, nous aurions une emprise sur le réel.
Un détour par l’histoire de la pensée éducative permet de retrouver la question du sens qui échappe tant de nos jours à une pédagogie des tranchées, pour qui les nuances n’ont plus cours.
Que ce soit Rousseau, Kant, Hegel, ou encore Pestalozzi, Dewey, Montessori et Piaget, tous conviennent sans exception qu’une vraie pédagogie doit être centrée sur la liberté et l’autonomie. Mais elle doit également valoriser la dimension éthique de l’individu dans son processus de formation et d’acquisition du savoir ; décentrement sans lequel l’acte de transmettre conduit à un brutal contemptus mundi.
L’autonomie convoitée par la quête du savoir n’est pas sans règles. La liberté ne se décrète pas unilatéralement. Comme l’explique Condorcet dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), il faut s’en donner les moyens, à savoir : soumettre ses opinions à un examen et avoir « la modestie de recourir [aux lumières] d’autrui lorsqu’on sent l’insuffisance des siennes ». Une pédagogie authentique doit permettre de développer à la fois le vivre ensemble et la capacité sociopolitique du jugement, au sein d’un espace public, commun, réactualisé et éthiquement fondé.
Cette dialectique de la liberté et de la responsabilité, source de l’humanisme démocratique, n’est pas une mince affaire. Si la transmission représente un éveil humain qui tend à respecter la liberté de l’apprenant, il n’est guère facile d’apprendre à voir et à choisir sans réduire la volonté de ceux qu’on doit éveiller. Vouloir échapper à cette responsabilité est un leurre ; la combler par tous les moyens en est un autre. En éducation, la réalité nous rattrape vite, nous, pédagogues, techniciens et idéalistes. Elle s’empresse de déconstruire nos idéaux et postulats théoriques en nous conduisant dans des situations imprévues et inédites. Elle nous force, si j’ose dire, à réviser et à reconsidérer nos choix, nos options et nous fait prendre conscience de nos lacunes et insuffisances.
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Il serait prétentieux de croire que le jugement du professeur est le dernier mot en matière de connaissance et de moralité. L’enseignement représente bien un préjugé et à ce titre il n’a pas vocation à s’étendre au-delà de la sphère éducative. La période scolaire n’est pas exclusive, mais seulement privilégiée dans le processus de formation de notre jeunesse.
Dans notre contexte social, identitaire, multiculturel, radicalement nouveau et sans précédent, tout le secret de l’éducateur, dit Emmanuel Mounier, est de transmettre entre les deux écueils de l’autoritarisme, ce contrepied de la morale qui ne fait que rompre le dialogue déjà fragile avec les élèves et freine leur conquête du savoir, et d’une morale permissive ou laxiste destructrice de l’autorité nécessaire à l’acte pédagogique et à la liberté de ceux à qui l’on transmet. Au Livre 2 d’Émile, Rousseau affirme que le précepteur doit faire preuve de patience et de finesse, tâche qui s’apparente davantage à une œuvre artistique.
Ce dilemme constitue une responsabilité pour tout enseignant si l’on veut que l’éducation reçoive sa pleine amplitude de sens. Avec ruse, suggérait Érasme, mais aussi avec dévouement, humanité et respect, comme l’exigeait pour sa part Janus Korczak, précurseur de la Convention internationale des droits de l’enfant (1989). Dialogue constructif, réciprocité, écoute attentive. Sans ces valeurs et ces principes, enseigner n’a aucun sens. Disons qu’il devient difficile de susciter ces convictions qui fondent l’intelligence et la volonté et qui sont comme l’ossature de toute vie. Lorsque la classe disparaît comme espace commun de discussion et d’échange, alors triomphent les idiosyncrasies et les individualismes qui ne peuvent que rendre difficile tout rapport à l’autre.
L’enseignant doit donc rompre avec certains idéaux et préjugés afin de mieux intégrer notre jeunesse, avec ses difficultés et ses défis. De jeunes apprenants, issus de milieux divers et parfois fragiles, mais qui comprennent pour la plupart la nécessité de remédier à certaines lacunes par un travail de réflexion sur leur avenir. Comme le montre John Dewey dans Démocratie et éducation (1916), c’est ici que surgissent les choix pédagogiques : construire des cours utiles sans oblitérer la question du sens ; opérer des ruptures dans les choix effectués ; confronter ses orientations et ses objectifs initiaux aux a priori des participants, à leur vision idéaliste de l’éducation ; qui plus est, défier la croyance que le postulat technique peut tout résoudre.
Difficile métier ? C’est peu dire. Enseigner relève désormais d’une épistémologie constructiviste qui s’est progressivement développée depuis le début du 20e siècle. Ni mission, ni recette ou technique, ni pure praxis, mais tout cela à la fois (Francis Imbert, L’impossible métier de pédagogue, 2000).
Quant à savoir comment devenir un enseignant hors pair, en Alberta ou ailleurs, c’est à chacun de l’inventer, en recourant au souvenir d’anciens maîtres, peut-être, mais surtout à l’imagination, qui est la clé d’une pensée authentique. Or, cela implique également de « ne jamais cesser de créer sa propre statue » (Plotin, Ennéades). Bref, développer une philosophie ou une manière d’être nécessaire pour former à son tour des individus libres et responsables.