Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».
Tout commença le 13 août 2020. Ce jour-là, il faisait chaud malgré une brise légère venant du large. Face à la méditerranée, dans ce charmant petit village paisible d’Espagne, Benitatxell, juché à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, je méditais, quand soudain, vers 15h30, bercé par le chant des criquets et des cigales, surgit une question.
Que suis-je ?
Une question à laquelle il paraît d’emblée si aisé de répondre : « je suis un être conscient ». Mais, comme l’ajoute Descartes (Discours de la Méthode, 1637), encore faut-il bien conduire son jugement.
Que me vaudrait cette faculté, la pensée — qu’on présume également chez le penseur de profession —, sans une conscience citoyenne, rattachée au monde vécu, avec ses significations multiples et ses horizons de possibilité ?
En effet, l’être humain n’est pas seulement ce que sa nationalité, son passeport, voire son statut social et sa résidence fiscale attestent. Nous sommes aussi dotés de sensibilité.
L’artiste, le poète, l’écrivain comprendront facilement que je viens d’ouvrir une porte qui sera difficile à refermer : celle qui conduit dans les profondeurs magiques, mais parfois troubles, des sentiments et des émotions. Avec la langue maternelle, ceux-ci sont constitutifs de toute identité. Ils forment le point de départ de notre rapport au monde, de même que le point d’achèvement d’une transformation de soi dans ce mouvement rectiligne que constitue la bios.
Le jour suivant, à l’aube, la méditerranée vint rappeler à ma mémoire l’atlantique canadien, les bords de mer de la péninsule acadienne, au Nouveau-Brunswick, la plage de mon enfance. Serait-ce la preuve de ma véritable identité ? Pourtant, l’Acadie, c’est comme la francophonie albertaine : ni territoire administratif délimité ni entité politique autonome. Sans compter que je n’habite plus dans ma région natale depuis des lustres.
Voudrais-je dire alors qu’il n’y a rien de rationnel dans tout cela ? Les sentiments seraient-ils comme le « goût » dont parle Kant au paragraphe 40 de sa Critique de la Faculté de juger : un sensus communis ? Un universel sans concept (§6) ?
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LE CAMPUS SAINT-JEAN, UNE HISTOIRE.
ET SI LA CRISE QUE NOUS VIVONS INCITAIT À L’ACTION…
Dans ces profondeurs, j’ai peut-être touché de l’or. Cette identité que nous portons est plus forte que toutes les autres. Comme le dit si bien Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur les origines et les fondement de l’inégalité parmi les hommes (1755), elle n’a rien de raison ; elle est passion, rattachée à des valeurs morales, la famille, l’amour et l’amitié ; elle est sentimentale, fortement ancrée dans les souvenirs, ceux de l’enfance, marquée par ces gens dont on garde précieusement la mémoire ; elle est façonnée par des endroits uniques comme les écoles de notre enfance qui nous rappellent avec tendresse nos premier(e)s enseignant(e)s et la vie qui s’exprimait autrefois dans ces lieux.
De tout cela, même la morale kantienne gardera trace…
Tout compte fait, ce qui vaut pour moi, l’Acadien d’origine, vaut manifestement pour le Franco-Albertain. En vérité, cela vaut pour tout homme, d’où qu’il vienne et peu importe sa condition, sa culture d’adoption… Jamais, de quelque façon que ce soit, on ne saurait nous en faire douter.
Cet « élan vital » qu’évoque Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932) reste cependant commandé par un frein naturel, la pensée et sa fille aînée, le jugement, le bon sens. L’être sentimental, celui qui s’abreuve aux sources du passé et du présent et qui en apprécie justement la durée, n’est ni un Somewhere comme les autres, membre d’une « société close » et rageant contre ce qui n’est pas conforme à soi, ni un Anywhere, issu d’une catégorie sociale aisée, bien adapté à une « société ouverte », mais complètement déraciné par sa formation (David Goodhart, The Road to Somwhere, 2017).
Cet « homme nu » que décrit George Simenon dans ses romans, je le situe dans une brèche, semblable à celle décrite par Hannah Arendt dans La crise de la culture (1963) : il est à mi-chemin entre un amour inconditionnel pour un héritage dont il est désormais porteur et l’oubli de ses origines. Réalisme d’autant plus nécessaire que les deux opposés se rencontrent souvent aujourd’hui sous diverses formes : populisme, nationalisme, voire même sectarisme, racisme, etc.
Samedi 15 août… Hormis les joies et les cris d’enfants formant un ensemble vocal multilingue conforme à l’Europe des nations, ces moments de silence absolu et de méditation sur l’identité à Benitatxell m’ont rappelé que l’être humain n’est pas non plus un migrant — terme économique et référentiel indéterminé si humiliant. Comme le souligne François-Xavier Bellamy (Demeure… 2018), si seulement nous pouvions renoncer à la fascination pour le mouvement et tourner notre regard vers l’autre dans ce qu’il a d’unique et de singulier, nous ne pourrions que refuser l’errance et la misère qu’entraîne la mondialisation et son âpreté mercantiliste.
Les jours passèrent…, jusqu’à ce que, finalement, tout devienne plus clair dans mon esprit. C’était au moment de quitter la Costa Blanca, jusqu’à l’été prochain. Maintenant, je le sais, je le tiens. C’est pourquoi j’en parle : un véritable danger guette aussi bien les individus que les communautés et les peuples. Le mouvement, l’errance, le vide peuvent nous détourner à tout instant du point d’ancrage de notre identité et de la route entreprise depuis lors, avec nos métamorphoses. Énée le savait, lui qui, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils Ascagne par la main, couvrait de toute sa protection les dieux pénates et l’héritage troyen jusqu’à l’autre rive.
Au rythme où nous allons, je crains cependant que la philosophie et toute construction imaginaire et artistique, voire même le formalisme juridique voué à défendre les droits humains, ne puissent contrer ce danger : l’errance doublée de l’uniformisation, qui font que plus rien ne demeure stable et authentique, selon la formule légendaire d’Héraclite.
Et pourtant…, rien ne sert d’imiter autrui, nous sommes tous pareils, c’est-à-dire différents, disaient Montaigne, Montesquieu et Lévi-Strauss. À la fois multiple et singulière, l’identité (le je) se décline à vrai dire sous plusieurs formes (culturelle, politique, religieuse, linguistique) et à différents niveaux (soi-même, autrui, la société).
Voilà dressés les contours d’une phénoménologie de l’identité basée sur les sentiments et les émotions. Ceux-ci ne sont pas simplement des inclinations naturelles qu’il faudrait combattre, conformes aux intérêts moraux du moi et à ses penchants idiosyncrasiques. Les sentiments et les émotions permettent une médiation entre l’individu (privé) et le citoyen (public) ; médiation à laquelle doit participer l’éducation…
Ni fin du monde, ni fin du moi, mais plutôt fusion des horizons.
Espoir, donc… À suivre.