Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ». Cette semaine spéciale, la célébration de Noël est au centre de sa réflexion.
L’idée d’une « vie réussie » n’a sans doute jamais été aussi bien formulée que dans la Critique de la raison pratique (1788) d’Emmanuel Kant : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé […] et la loi morale en moi ». Partant d’une expérience humaine fondamentale, la contemplation du ciel, le philosophe rapproche celle-ci de la possibilité, par la raison, d’agir librement afin d’accomplir, avec bonne volonté, une action par devoir. Érigés en loi morale, l’obligation et le ciel étoilé se rattachent ainsi immédiatement à la conscience de notre existence. Il n’y a pas besoin de les conjecturer comme on pourrait le faire pour démontrer l’existence de Dieu — chose impossible d’après Kant. Il s’agit plutôt d’en faire l’expérience.
Dit autrement : « Ce n’est pas la volonté du divin seulement que nous soyons heureux, mais que nous nous rendions heureux. » C’est en quelque sorte la même recommandation qu’avaient formulée des siècles auparavant Platon, Aristote et Saint-Augustin : savoir, c’est aussi croire, espérer, aimer, chérir un tendre bien…
Quel rapport, demanderont peut-être certains lecteurs, entre cette vie bienheureuse et Noël ? La réponse est pourtant fort simple.
Noël, c’est la fête de famille que nous attendons tous : celle qui consiste à se réunir autour d’un sapin submergé de cadeaux produits par la société de consommation, suivi d’un bon repas en commun soigneusement préparé grâce au dur labeur de milliers de pêcheurs et d’exploitants agricoles. Mais Noël, c’est aussi le moment où nous mettons tous de côté nos rancœurs et nos différends pour une expérience intérieure, commune, universelle et porteuse de sens. Peu importe donc que le père Noël s’invite dans nos maisons et nous conduise sur des voies à première vue contraires à cette quête de profondeur spirituelle.
Le détour ne peut qu’ajouter du poids à notre questionnement. Adulte, notre sens de la vie a beau ne plus être celui d’un enfant dans l’attente, émerveillé par ce magicien faiseur de légendes venu du Grand Nord par traîneau pour livrer ses promesses, il n’en reste pas moins que c’est en partie à travers nos enfants et petits-enfants que nous trouvons encore les ressorts qui orientent nos vies.
C’est aussi ce que nous dit un texte de 1952, écrit peu de temps après qu’un père Noël fut pendu le 23 décembre 1951 aux grilles de la cathédrale de Dijon en signe de protestation, par le clergé, contre la marchandisation de Noël. Dans « Le père Noël supplicié », l’anthropologue Claude Lévi-Strauss s’interroge sur le sens de la fête de Noël. « Interrogeons-nous, dit-il, sur le soin tendre que nous prenons du père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas […] toujours le désir de croire […] en une générosité […], une gentillesse […] ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendues […] toute crainte, toute envie et toute amertume » ? On peut penser que cette analyse tranche complètement avec la conception religieuse de Noël. Pourtant, rien n’est moins sûr.
On ne parle pas ici du réveillon de la Saint-Sylvestre, marqué par les pétarades et les feux d’artifice pour souligner l’entrée dans la nouvelle année, qui voit défiler sur les Champs-Élysées, sur les rives de la Tamise ou encore à Times Square des gens venus de partout pour y faire la fête pendant une nuit — parfois même dans un dénuement total. Il s’agit plutôt de deux conceptions de Noël qui finalement se complètent : d’un côté, l’Église, gardienne de la foi, héritière de l’Empire romain, nous ramène étrangement à la raison lorsqu’elle nous invite à réfléchir sur le bonheur, ailleurs que dans le matériel et l’immédiateté ; de l’autre, nous-mêmes, laïcs qui, s’estimant réfléchis et raisonnables, considérons pourtant, un peu comme dans le paganisme (les saturnales), que certains bonheurs et plaisirs de la vie — comme cette exigence que nous portons très fort de combler nos enfants et nos petits enfants de leurs attentes — font partie des valeurs, des croyances et des traditions populaires qui méritent encore aujourd’hui d’être poursuivies, pour elles-mêmes, en tant qu’elles donnent sens à l’existence.
Noël, fête religieuse qui en appelle à la raison de chacun, et le père Noël, moment privilégié où les sentiments et les croyances guident la raison. Ainsi, raison et croyance ne sont jamais trop éloignées. Au philosophe revient la tâche d’effectuer la synthèse, mettant ainsi un terme à la fête jusqu’à la prochaine fois.
Plus sérieusement, Noël, fête de l’« enfant-sauveur », nous fait oublier que la mort est inévitable. Laissés à nos propres critères de jugement, nous décidons de faire plaisir et de profiter du temps en cette vie avec ceux qu’on aime et qui comptent pour nous. C’est parce que nous savons que de la possibilité d’une autre vie après celle-ci, notre savoir est limité. Il nous faut donc nous accrocher et formuler l’espoir, à travers nos héritiers, que nous serons éternels après avoir été conformes à nos intentions morales (le Souverain bien chez Kant et Aristote).
Par-là, c’est effectivement la naissance que nous célébrons, et non plus la mort que nous repoussons. « C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur “bonne nouvelle” : “Un enfant nous est né” » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958).
À lire aussi :
LA CERISE SUR LE GÂTEAU DE VALERIA
LE PÈRE NOËL VIT À SPRUCE GROVE !