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Voyage aux sources de la pensée africaine

Un vendeur de bananes dans les ruelles du Marché Darajani (Zanzibar - Tanzanie). Crédit : Arnaud Barbet
Un vendeur de bananes dans les ruelles du Marché Darajani (Zanzibar - Tanzanie). Crédit : Arnaud Barbet
Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au 
Voyage aux sources de la pensée africaine
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Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « Esprit critique ».La pensée africaine trouve certainement son point de départ dans la décolonisation. Mais si les divers courants qui prennent forme en sol africain vers 1960 sont marqués par le devenir de l’Afrique, ils restent aussi fortement imprégnés d’oralité, de croyances et de coutumes. 

Après tout, pourquoi le vieux sage, qui ne sait ni lire ni écrire et qui ne prétend pas être philosophe, n’aurait-il pas certaines connaissances? C’est la question que posèrent deux ethnologues français, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, dans leurs recherches sur la cosmogonie des Dogons du Mali. À travers les habitudes de cette ethnie indigène ancestrale, les deux chercheurs nous ont fait découvrir des proverbes et une réflexion qui nous rappellent que la pensée africaine remonte à des temps immémoriaux.

«La pensée africaine trouve certainement son point de départ dans la décolonisation.»

C’est aussi ce que suggère une autre approche, intellectuelle et universitaire, de la philosophie africaine qui s’appuie sur les Bantous, un groupe ethnique qui occupe une bonne partie de l’Afrique centrale, orientale et australe (Nigéria, Cameroun, Congo, Afrique du Sud). On trouve notamment chez Fabien Eboussi-Boulaga (La crise du Muntu, 1977) l’objectif de faire renaître le Muntu. Mais que recouvre précisément ce terme?

Le Muntu, paradigme de la philosophie africaine

Muntu

signifie homme. Or, ce n’est pas une essence, mais une histoire, une trajectoire, un horizon de possibilités. On le trouve dans la plupart des 400 langues d’origine bantoue — le pluriel de Muntu étant Buntu — réparties dans près d’une vingtaine de pays comptant pour environ 320 millions d’habitants. La notion de Muntu est inséparable de sa forme active et vivante, l’Ubuntu, terme qui signifie peuple, culture, humanité, communauté de destin. D’ailleurs, sous l’inspiration de Nelson Mandela et surtout de Desmond Tutu, le concept d’Ubuntu sera popularisé et jouera un rôle essentiel dans le processus de réconciliation nationale post-apartheid en Afrique du Sud.

«Muntu signifie homme. Or, ce n’est pas une essence, mais une histoire, une trajectoire, un horizon de possibilités.»

Revendiquant le droit à la pensée au nom de l’Afrique contre une forme sclérosée de la vieille Europe et ses «fétichismes aliénants», les défenseurs de la culture bantoue voient dans le discours philosophique occidental un monopole intellectuel auquel l’homme noir ne participerait que de manière mimétique. Or, la philosophie bantoue est d’abord une façon de «réclamer son dû» et d’«exercer son humanité»; le statut de Noir n’étant qu’une étiquette, une image préconçue de l’Africain.

Tout le travail d’intellectuels africains comme Fabien Eboussi-Boulaga va donc consister, à partir des années 1970, à rétablir la tradition humaniste africaine à travers la communauté des peuples (Ubuntu) de langue bantoue, et ce, après de longs siècles d’errance et de soumission. Un retour à soi qui correspond à la dignité du Muntu contre les traits engendrés par l’identification à la négritude. Cette conscience bantoue de l’Ubuntu s’inscrit dans un horizon d’émancipation par rapport au manteau hégémonique de l’homme occidental se refermant jusqu’à l’exclusion d’une partie de l’humanité.

Hegel et Tempels au banc des accusés 

Deux temps forts marquent cette volonté d’indépendance. Notons d’abord la critique du philosophe allemand G.-W.-F. Hegel sur l’Afrique (La raison dans l’histoire, 1822), pour qui l’homme africain n’est pas entré dans le telos de l’histoire universelle. Ensuite, celle du père missionnaire franciscain au Congo belge à partir des années 1930, Placide Tempels (La philosophie bantoue, 1945). Révisant les postulats établis à la fin du 19e siècle par Lucien Lévy-Bruhl (Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 1910), Tempels offre une compréhension de l’esprit bantou teintée d’essentialisme chrétien. Dans les deux cas, ce qui est dénoncé, c’est une ethnophilosophie élaborée par des Européens pour un public européen.

Ce jugement sur la philosophie européenne par le prisme des visions hégélienne et chrétienne reste bien évidemment très discutable. Les prémices de la pensée africaine ne sauraient se réduire à ceux qui, en Afrique, ont pu polariser le débat autour de Hegel et de Tempels. Comme l’explique Séverine Kodgo-Grandvaux (Philosophies africaines, 2013), la réception de la pensée européenne rejoint des penseurs africains qui, dans leur conception, sont parfois diamétralement opposés. Concernant la question bantoue, Alexis Kagame va reformuler Tempels dans La philosophie bantu comparée (1970) à partir de la linguistique, tandis que Fabien Eboussi-Boulaga sur Tempels et Paulin Hountondji sur Hegel (Sur la philosophie africaine, 1977) vont opérer une déconstruction radicale de l’ethnocentrisme.

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Un autre aspect de la pensée africaine dont il faut tenir compte vient d’un personnage de l’Afrique postcoloniale, qui jouit, à lui seul, d’un prestige incontestable parmi les élites occidentales : Léopold Sédar Senghor. Écrivain engagé, membre de l’Académie française, président du Sénégal, Senghor incarnait une autre Afrique : celle qu’il voulut décomplexée, libérée; une Afrique assumant son passé. Or, pour certains intellectuels africains, notamment Marcien Towa (Léopold Sédar Senghor, 1971), Senghor était tout le contraire de cela. Il apparaissait même comme la figure d’un néo-colonialisme européen.

Faut-il préciser enfin que la philosophie bantoue ne peut recouvrir tout le panorama de la pensée africaine? Il suffit pour s’en convaincre de penser au philosophe kényan Henry Odera Oruka (1944-1995) dont les recherches portaient sur les sagesses africaines, ainsi qu’au Sénégalais Souleyman Bachir Diagne qui travaille sur la relation entre la philosophie islamique, la culture arabe et la culture africaine ou encore au Camerounais Jean-Godefroy Bidima qui a formulé une éthique de la discussion à travers une critique de l’École de Francfort.

Le péril du prophétisme

Nous aurions tort par ailleurs d’oublier qu’avant les thèses de Tempels sur la « force vitale » bantoue, toute une brochette d’intellectuels européens contribua aux germes de ce qu’on appellera plus tard la pensée africaine. Parmi les anticolonialistes de l’Afrique, mentionnons, outre Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, Raoul Allier (Le Non-civilisé et Nous, 1927), Adolphe Louis Cureau (Les sociétés primitives d’Afrique équatoriale, 1912), Maurice Delafosse (L’âme nègre, 1922), ainsi que Léo Frobenius, un ethnologue allemand et défenseur de l’affirmation des cultures africaines (The Voices of Africa, 1913).

Ce que nous enseigne du reste cette brève incursion au cœur de la pensée africaine, c’est que la philosophie n’est pas une démarche purement intellectuelle, ni une méthode ou un système refermé sur lui-même par rapport aux réalités empiriques; elle symbolise une relation indéfectible de la pensée et de l’action. Est-ce à dire que, quelle que soit la méthode privilégiée, esprit critique, dialectique, phénoménologie, déconstruction puis reconstruction de l’espace public, celle-ci ne saurait être incriminée ou taxée d’idéologie?

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Il est impossible, sauf à vouloir pratiquer en permanence la dénégation, de mettre en cause la philosophie occidentale alors même qu’on a recours à ses concepts à des fins pratiques. En témoigne, en Afrique du Sud, la volonté de faire revivre l’esprit Ubuntu sur la base d’une internationale socialiste (ANC) et de préceptes religieux chrétiens. Nous atteignons ici jusqu’au péril du prophétisme : soit le danger que ne soit pas pleinement rempli l’office de la philosophie (africaine) qui n’est pas seulement de montrer – c’est le prophétisme –, mais de montrer comment la justice, naturelle ou divine, ou la sainteté professée par la religion à des individus dans le besoin et dans la détresse ou encore le bien-fondé d’un système politique reposant sur le Salut est possible.

Le regretté Desmond Tutu savait bien que la communauté des saints n’est pas la communauté des hommes, lui qui n’hésitait pas à pourfendre et à dénoncer la politique du président sud-africain, Jacob Zumba, pour ses dérives. Au point d’affirmer qu’il ne voterait plus jamais pour l’ANC, ce parti de la lutte contre l’Apartheid au pouvoir depuis l’avènement de la démocratie en 1994.