Donc, a priori, le bonheur semble assez variable. D’où l’intérêt de se demander, comme dans la chanson : «Il est où le bonheur?» Est-il vraiment une quête permanente de quelque chose qui nous manque, qui nous échappe constamment, mais que nous tentons constamment d’anticiper et de maîtriser? Or, n’est-il pas risqué de diriger nos actions et nos efforts à la recherche d’un bonheur lointain, voire inaccessible? Le bonheur ne serait-il pas plutôt un idéal que l’on expérimente au quotidien?
Du futur au présent
Admettons que le bonheur est d’abord une valeur, un sentiment qui ne peut se concevoir sans se projeter dans le futur. Se fixer des objectifs ou encore tenter de prévoir sa sécurité financière, soit l’argent nécessaire pour se réaliser, sont des indicateurs sur lesquels nous nous basons régulièrement pour estimer la valeur de l’existence. C’est une définition possible et légitime du bonheur que de viser des objectifs et de prévoir son confort. Après tout, face à la situation mondiale actuelle, difficile et imprévisible, il serait bien dommage de se priver d’espérance et d’optimisme.
Toutefois, comme nous l’enseignent les Anciens ‒ Platon et Aristote ‒, ainsi que des écoles de la haute antiquité ‒ le stoïcisme et l’épicurisme ‒, le bonheur est beaucoup trop complexe pour être réduit à de simples défis matériels et financiers; c’est une question qui doit tenir compte d’autres facteurs humains non négligeables tels que le temps présent. Nous sommes des êtres du présent. Nous recherchons à la fois la paix, la sérénité, le bien-être intérieur et nous tentons constamment de satisfaire les besoins qui troublent notre âme. Quiconque recherche le bonheur ne peut esquiver cette dimension essentielle de la condition humaine.
Dissertant sur le bonheur dans son Éthique à Nicomaque (livre 1, chapitre 6), Aristote affirme que le bien le plus précieux pour l’homme repose sur la contemplation de l’éternel. Mais il savait pourtant que cette définition idéale du bonheur était incomplète puisqu’il ajoute aussitôt : «et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme, car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps». Cette phrase, devenue proverbiale, signifie que le bonheur n’est donc pas l’affaire d’un instant; il doit s’inscrire dans un horizon de sens. Ravisé, le philosophe grec n’a-t-il pas eu raison d’affirmer que ce n’est qu’à la fin de la vie que nous pouvons juger du bonheur?
Comment ne pas être malheureux?
L’ambition de la plupart des grandes écoles antiques, c’est de permettre à l’homme d’accéder à la vie heureuse, ce qui suppose une éthique selon laquelle bonheur et respect de soi-même sont compatibles. Que ce soit Aristote ou Platon avant lui, ainsi que les stoïciens (Épictète, Sénèque, Marc Aurèle) et les épicuriens (Épicure et son disciple, Lucrèce), tous s’accordent sur un point : seule une vie juste et droite, qui persévère dans la durée, peut nous faire accéder au bonheur véritable.
À titre d’exemple, pour Platon et Épicure, si le plaisir est essentiel au bonheur, certains désirs amènent plus de troubles que de réjouissances : il faut alors se contenter des désirs naturels et nécessaires qui sont une vraie source de plaisir (l’aponie) et qui sont faciles à satisfaire. De même, pour les stoïciens, le bonheur (l’ataraxie : tranquillité de l’âme) ne saurait être durable s’il dépend des circonstances extérieures : je dois donc discipliner ma volonté pour ne dépendre que de moi parce que mon bonheur ne peut être laissé aux caprices de la fortune et du hasard. Le sage ne veut pas changer ce qui ne dépend pas de lui; ce qui dépend de lui, c’est ne pas laisser les désirs corrompre sa volonté. C’est l’insensé qui agit en se laissant guider par les désirs : comme ceux-ci sont illimités, il court inévitablement à sa perte. Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, telle est la maxime d’Épictète dans son Manuel et de Marc Aurèle dans ses Pensées : certaines choses dépendent de nous, d’autres n’en dépendent pas. Seuls nos pensées et nos jugements sont en notre pouvoir et c’est cela seul qui peut nous rendre heureux.
Un philosophe moderne, Emmanuel Kant, n’est pas de cet avis cependant, lui qui estime que «le concept du bonheur est un concept si indéterminé que […] personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut» (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). On dit que le bonheur est l’état maximal de satisfaction. Mais comment le savoir? Et comme le bonheur est un «idéal de l’imagination», que je ne peux définir, mon entendement est incapable de déterminer les moyens qu’il faudrait employer pour y accéder. Si la raison nous dit comment éviter d’être à coup sûr malheureux, elle ne nous dit pas comment être heureux. Aux yeux de Kant, les conseils des différentes philosophies antiques sont seulement négatifs (se contrôler, se dominer, se maîtriser, etc.). Éviter le malheur, ce n’est pas encore être heureux. Il faut en outre se demander si le bonheur est la suprême motivation de l’homme et surtout comment le devoir moral peut s’accompagner de la recherche du bonheur.
Bonheur et moralité
Comme l’a montré Kant, celui qui fait son devoir par intérêt, et non par pur respect de la loi morale, n’a que l’apparence de la moralité : c’est la distinction qu’il fait entre les actions accomplies véritablement «par devoir» et les actions qui sont seulement accomplies «conformément au devoir». L’être véritablement moral doit donc «humilier» en lui la sensibilité et son penchant naturel à vouloir satisfaire ses désirs. Contrairement aux différentes philosophies antiques, Kant estime effectivement qu’on ne peut pas à la fois faire son devoir et rechercher son bonheur, simplement parce que le devoir impose de faire passer l’impératif de la moralité avant les intérêts personnels.
Faut-il pour autant renoncer à être heureux? Une telle morale serait inhumaine parce qu’il est dans la nature de l’homme de chercher à être heureux. Mais comme devoir et bonheur sont incompatibles ici-bas, je ne puis qu’espérer être heureux plus tard, et ailleurs, si je me suis rendu digne du bonheur par une vie droite : faire son devoir sans se soucier d’être heureux, tout en espérant qu’il y aura un Dieu juste et bon pour m’accorder, après la mort, le «souverain bien», l’alliance impossible dans cette vie du bonheur et de la moralité. Une telle alliance est possible si l’on admet l’immortalité de l’âme et l’existence d’un Dieu juste, postulat exigé par la raison pratique.
Il n’en demeure pas moins que le temps présent est un facteur indéniable dans la recherche du bonheur. Tout simplement parce que celui-ci ne se conçoit pas seulement en se projetant dans le futur ou encore dans la recherche de la paix et la satisfaction des besoins nécessaires. Le bonheur se trouve aussi dans le vivre-ensemble et les relations humaines. Il est l’œuvre d’une expérience quotidienne qui permet d’expérimenter la richesse de valeurs éternelles telles que l’amour, l’amitié et la famille, et ce, de manière à pouvoir se dire comblé de joie et de satisfaction. Les relations humaines jouent un rôle essentiel non seulement dans notre conception du bonheur, mais pour notre vie morale. À méditer.
Glossaire – Contemplation : Regard ou considération assidue qui met en œuvre les sens