Souvent utilisé pour désigner un état de tranquillité jugé essentiel à la vie bonne, le terme ataraxie apparaît dans la philosophie de plusieurs penseurs grecs qui prônent l’harmonie de l’âme, de la nature, du monde et du cosmos.
Les précurseurs de la sérénité
Figure légendaire et emblématique de la philosophie grecque, Socrate mettait déjà en avant l’importance de la connaissance de soi et l’harmonie intérieure. Pour lui, la quête de vérité et le dialogue constant avec soi-même constituaient les moyens d’atteindre une forme de sérénité. En s’interrogeant sur la nature de la vertu et de la justice, il invitait chacun à cultiver son esprit critique pour parvenir à une vie équilibrée, loin des excès et des passions démesurées qu’il reprochait tant à ses adversaires, les jeunes sophistes comme Thrasymaque et Calliclès.
Mais c’est surtout dans d’autres dialogues, ceux de Platon, notamment dans le Phédon, où Socrate est confronté à la mort, que la notion de sérénité est traduite par une harmonie de l’âme, où la raison, la volonté et le désir doivent être en parfait équilibre afin d’atteindre le bien suprême : l’immortalité. Ailleurs, dans La République, Platon imagine une cité idéale dans laquelle l’ordre social (première forme de justice) reflète l’ordre intérieur de chacun. Pour Platon, la sérénité personnelle se conjugue à une justice collective permettant à l’individu de s’inscrire dans une réalité plus vaste et ordonnée (justice divine). Cette vision qui met en lumière la relation étroite entre la vie intérieure et l’ordre social illustre à quel point la tranquillité de l’esprit était perçue comme la clé de l’excellence humaine.
L’épicurisme et le stoïcisme
Une autre école de l’Antiquité grecque qui place la sérénité au cœur de sa doctrine est incontestablement l’épicurisme. Pour son fondateur, Épicure, le plaisir véritable ne réside pas dans l’excès des sensations, mais dans l’atteinte d’un état équilibré où la douleur et la peur — notamment celle de la mort — n’ont plus cours. Ainsi, comme il est dit dans sa petite Lettre à Ménécée, la sérénité se traduit par une liberté face aux inquiétudes existentielles et par la capacité à jouir d’une vie simple et modérée fondée sur des désirs «naturels et nécessaires». Épicure insiste sur le fait que la connaissance de sa nature et l’acceptation de l’inéluctable permettent à tout individu de se libérer des passions destructrices. Ce calme intérieur, fruit d’un travail sur soi et d’une compréhension lucide de l’univers, constitue, pour le fondateur de l’épicurisme, un rempart contre l’angoisse, le désespoir et la souffrance.
Mais l’approche philosophique la plus remarquable est sans doute celle des stoïciens, dont les origines se situent dans la Grèce antique, chez Zénon de Kition, avant de se développer pleinement à Rome et grâce à certains courants de la pensée chrétienne. Le stoïcisme enseigne que la vertu et la paix intérieure découlent de l’acceptation du destin et de la compréhension que l’univers est régi par une raison divine (le logos). La sérénité se gagne par la maîtrise des passions et l’alignement de sa volonté avec l’ordre naturel. Tant pour Épictète dans son Manuel que pour Marc Aurèle dans ses Pensées, ce qui trouble l’âme n’est pas ce qui arrive, mais notre jugement sur ce qui arrive.
Par conséquent, l’excellence réside dans une attitude de détachement face aux événements extérieurs. Cette distanciation critique permet de rester impassible et de conserver une paix intérieure, même dans l’adversité. Le sage ne veut pas changer ce qui ne dépend pas de lui ; ce qui dépend de lui, c’est ne pas laisser les désirs corrompre sa volonté. C’est l’insensé qui agit en se laissant guider par les désirs : comme ceux-ci sont illimités, il court inévitablement à sa perte. Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, telle est la maxime du stoïcisme : il y a des choses qui dépendent de nous, mais d’autres qui n’en dépendent pas, tout simplement. Seuls nos pensées et nos jugements sont en notre pouvoir, et c’est cela qui peut nous rendre véritablement libres et heureux.
La réponse idéale face aux incertitudes
On sait à quel point l’Antiquité grecque fut une période marquée par de fréquentes tensions, tant sur le plan social que politique : guerres (médiques), conflits entre cités-États (Péloponnèse), bouleversements internes, tragédies étaient monnaie courante. Dans ce contexte, la recherche de la sérénité constituait une dimension à la fois personnelle et collective. Elle offrait aux individus un moyen de transcender l’incertitude et la violence du quotidien. Par une attitude sereine, l’homme grec espérait non seulement faire face aux aléas de la vie, mais contribuer à instaurer un climat de paix et de dialogue dans la cité.
D’un point de vue psychologique, la sérénité était donc indispensable pour mener une vie équilibrée. En cultivant le calme intérieur, l’individu parvenait à mettre de côté ses peurs, ses angoisses et ses désirs débridés. Combinée à la méditation et à la réflexion, la sérénité devait favoriser à terme une meilleure prise de décision et une relation plus harmonieuse avec autrui. Cette recherche de l’équilibre interne s’inscrivait dans une démarche globale visant à atteindre la perfection morale, idéal auquel aspirait tout citoyen éclairé dans l’Antiquité grecque.
L’héritage de la sérénité
La quête de sérénité en Grèce antique ne s’arrête pas aux limites de son époque. Bien au-delà des murs des cités grecques, cette recherche d’un équilibre intérieur a profondément influencé la pensée occidentale. Les idées de modération, de maîtrise de soi et d’acceptation de l’ordre naturel ont traversé les siècles pour se retrouver dans la philosophie moderne. C’est à l’époque de la Renaissance que la redécouverte de la question de la sérénité dans la philosophie antique est devenue cruciale, tant pour l’essor des courants humanistes que pour la propagation des idées. Des penseurs, tels que Pic de la Mirandole, Érasme ou encore Montaigne, ont défendu la dignité humaine, la raison et l’épanouissement de l’individu. Inspiré par l’Antiquité gréco-romaine, l’humanisme renaissant veut promouvoir une vision du monde centrée sur l’homme, ses capacités intellectuelles et son libre arbitre, ouvrant ainsi la voie aux révolutions scientifiques et aux Lumières.
Alors que notre monde est confronté de toute part à une accélération du rythme de vie par l’uniformisation, l’informatique et l’IA, facteurs qui engendrent du même coup des sources multiples de stress et de tensions sociales, la recherche de la sérénité, au sens grec, demeure une réponse possible à ces défis contemporains. Je dirais que c’est tout particulièrement le cas des enseignements stoïciens, qui connaissent un regain d’intérêt auprès de ceux qui souhaitent développer une résilience face aux incertitudes de notre époque. Mais, comme chacun l’aura bien compris, la sérénité des Anciens n’a rien à voir avec le culte de la personnalité…
La synthèse entre vie personnelle et engagement civique
Pour les Grecs de l’Antiquité, la quête de la sérénité ne se limitait pas à une démarche introspective isolée. Elle était envisagée comme un levier pour une participation éclairée à la vie de la cité. Un citoyen serein, capable de penser par lui-même avec clarté et de rester maître de ses émotions, était mieux à même de contribuer au bien commun. Dans une démocratie naissante, où le débat public et la délibération étaient essentiels, la capacité à conserver son calme et à dialoguer de manière raisonnée, donc sans travestir ou émasculer la réalité, constituait un atout majeur pour le vivre-ensemble.
Je suis bien conscient du danger d’idéalisation de la vie politique antique, laquelle contenait ses travers et ses failles. La recherche de la sérénité était malgré tout pour les Grecs une condition préalable à une vie politique équilibrée. Cela devrait donc servir d’enseignement pour nous tous qui traversons actuellement des crises existentielles profondes, tant sur le plan individuel qu’en tant que membre d’un tout collectif, que nous aimons, qui nous tient à cœur, le Canada. La sérénité nous renvoie tous à une expérience en monde dans laquelle la raison doit l’emporter sur les mensonges, sur les ambitions personnelles et sur les passions malsaines ; et ce afin d’agir en toute lucidité pour le bien de la collectivité. La sérénité, la paix et le bien-être (l’ataraxie) étaient perçus par les Grecs anciens comme indissociables de la stabilité politique d’une société et du progrès social. Cela me semble encore vrai de nos jours.