DOSSIER SPÉCIAL
Rencontres, ruptures et réconciliation : les relations franco-autochtones d’hier à aujourd’hui
Les liens entre la francophonie et les peuples autochtones en Alberta remontent à loin. La majorité des experts s’accordent à dire que le français a été la première langue européenne parlée sur le territoire. Entre alliances, tensions et ruptures profondes, ces relations ont joué un rôle clé dans l’histoire de la province. Ce dossier retrace leur évolution, des premières rencontres aux initiatives actuelles de réconciliation dans les écoles francophones et au sein de la communauté (retrouvez 4 articles dans nos pages).

Stewart Steinhauer est originaire de la Nation crie de Saddle Lake. Photo : Courtoisie
Que ce soit par des projets artistiques collaboratifs avec des artistes autochtones ou par l’intégration de savoirs traditionnels en classe, l’objectif reste le même : établir des liens sincères avec les communautés et ancrer ces échanges dans la réalité historique des territoires sur lesquels leurs écoles sont établies.
Depuis quelques mois, une imposante sculpture d’ours en granite orne le terrain de l’École du Sommet, à Saint-Paul. Offerte en emprunt par Stewart Steinhauer, cette œuvre vise à représenter les liens de plus en plus forts qui unissent l’artiste cri à la communauté scolaire francophone. «Il y a un profond respect mutuel qui s’est développé entre nous et lui», explique la directrice de l’école, Lise Gratton.
À l’automne 2024, les élèves du primaire et du secondaire de cette école du Conseil scolaire Centre-Est ont en effet entamé, en collaboration avec l’artiste, un projet qui vise à «renforcer les relations avec les Premières Nations et les Métis de [leur] région et à s’ouvrir à la vitalité de leurs cultures». L’objectif est de permettre aux jeunes d’interagir directement avec les savoirs autochtones, à travers l’art et par des échanges.
L’initiative revêt une dimension encore plus symbolique sachant que M. Steinhauer est originaire de la Nation crie de Saddle Lake, située à une trentaine de kilomètres de Saint-Paul, où un pensionnat autochtone a été autrefois dirigé par des missionnaires oblats. «C’est important que les élèves puissent comprendre ce passé pour mieux reconnaître le contexte dans lequel ils se trouvent aujourd’hui», précise l’instigatrice du projet.

Cynthia Launière-Zielke est directrice générale adjointe du Conseil scolaire FrancoSud et membre de la nation Wolastoqiyik Wahsipekuk. Photo : Courtoisie
Un processus immersif
Ces derniers mois, les élèves ont d’abord visité le studio de l’artiste, où il leur a révélé les secrets de son processus créatif et exposé les croyances spirituelles et le symbolisme animal qui imprègne son œuvre. Cette immersion s’est poursuivie par la découverte d’une tente de sudation et de tipis de cérémonie.
Ce printemps, l’aventure se poursuit : sous la houlette de M. Steinhauer, les élèves s’initieront à l’art de la sculpture avec de la pâte à modeler ou du savon. «Ce que j’apprécie particulièrement, c’est que toutes ces activités se déroulent sur le terrain, dans un environnement authentique et concret. Les jeunes [bénéficient] d’un apprentissage ancré dans la réalité», s’enthousiasme Lise Gratton.
Dans les écoles du Conseil scolaire FrancoSud, l’heure de la réconciliation a aussi sonné. Et c’est également à travers un projet d’art que les premiers pas ont été franchis. Depuis 2019, James Brittain, un artiste et danseur pied-noir (siksika), parcourt les établissements un à un afin de créer des œuvres collaboratives avec les élèves dans un esprit résolument «immersif». Il ne lui reste que deux écoles avant d’achever sa tournée.
«Il rencontre les élèves et le personnel, puis il retourne chez lui, rêve, prie et c’est ce processus qui lui inspire ce qu’il va peindre. Il inclut ensuite les élèves dans sa démarche créative. Ils participent avec lui à la réalisation d’une section de chaque tableau», explique Cynthia Launière-Zielke, directrice générale adjointe du FrancoSud et membre de la nation wolastoqiyik wahsipekuk.
Depuis son arrivée en poste à la rentrée scolaire 2024, cette dernière s’efforce de renforcer les initiatives qui contribuent au processus de réconciliation dans les quinze écoles du sud de l’Alberta. «Je sais que j’ai été embauchée partiellement en raison de ce dossier-là», précise-t-elle. Sans jeter la pierre à qui que ce soit, la directrice adjointe mentionne que les écoles francophones en Alberta accusent un «certain retard» par rapport au système anglophone, où elle travaillait auparavant, notamment en raison de la «barrière linguistique».
Plusieurs personnes interrogées par la rédaction ont souligné la difficulté de trouver des intervenants autochtones qui sont aussi francophones. Selon eux, cet obstacle a retardé les efforts de réconciliation. Pour y remédier et éviter d’imposer une nouvelle langue coloniale aux communautés, plusieurs conseils scolaires ont décidé de collaborer, dorénavant, avec des intervenants qui parlent l’anglais, comme Stewart Steinhauer et James Brittain.
«Disons qu’ils étaient au niveau de base à mon arrivée. Des choses se faisaient déjà comme notre projet d’œuvre d’art, mais de ce que j’ai compris, ils n’avaient jamais eu de visites d’aînés et ils n’avaient jamais vu de cérémonie de [purification de fumée]… C’est la première chose que j’ai voulu organiser au mois d’octobre dernier», explique-t-elle.
Sa collègue d’origine métisse, Jaynne Jansen, accompagnatrice culturelle – Premières Nations, Métis et Inuits, partage une observation similaire. «Je travaillais en Ontario et en Colombie-Britannique auparavant et je trouve que c’était beaucoup plus avancé. J’ai été vraiment surprise de voir le [retard] en arrivant ici.»
Ces derniers mois, elle a entrepris un travail de fond, notamment pour comptabiliser les élèves autochtones autodéclarés dans les écoles du FrancoSud et pour présenter certains concepts de base sur les savoirs autochtones. «En moyenne, chacun de nos établissements compte au moins cinq élèves d’origine autochtone, principalement des Métis», dit-elle.

Les écoles francophones déploient diverses initiatives pour participer à la réconciliation. Photo : Courtoisie
Des initiatives novatrices
Bien que les écoles francophones aient pris du retard, les deux femmes voient grand pour les années à venir. Elles souhaitent ancrer davantage les cultures autochtones dans le quotidien scolaire. L’une de leurs priorités est d’instaurer une tradition pour honorer les élèves autochtones lors de leur graduation. Un geste qui s’inscrit dans une démarche de «reconnaissance et de réparation», alors que les pensionnats ont longtemps freiné leur réussite scolaire. «On veut renverser les choses», affirme Cynthia Launière-Zielke.
Elle imagine déjà la cérémonie : des cadeaux traditionnels pourraient être offerts aux élèves métis, sous forme de ceintures fléchées, et aux jeunes inuits et des Premières Nations, avec un sac de médecine. Pour rendre ce moment encore plus significatif, elle espère qu’un aîné prononcera un discours. «Ce sera une façon de reconnaître leur parcours et de célébrer leur réussite», précise-t-elle.
Un autre projet qui lui tient particulièrement à cœur serait de donner à la future école de Cardston une appellation autochtone. Comme l’école sera construite en territoire pied-noir (siksika), elle aimerait que ce soient les aînés de cette nation qui en choisissent le nom. «Ce serait un très beau geste s’ils sont d’accord. Ce serait une manière concrète de reconnaître l’histoire et la présence de ce peuple sur ces terres», insiste-t-elle.
Et puis, il y a cette idée qui germe, encore fragile, mais pleine de promesses : faire de l’École La Vérendrye le premier établissement scolaire en Alberta, hors réserve, à enseigner une langue autochtone. Grâce à un partenariat envisagé avec l’Université de Lethbridge, les élèves de la région pourraient suivre des cours de siksika. Si l’expérience s’avère concluante, d’autres écoles francophones pourraient s’en inspirer, notamment à Canmore et Calgary, où des langues locales comme le stoney et michif pourraient, elles aussi, trouver leur place dans le parcours scolaire.
«En tant que francophones, nous savons ce que signifie la lutte pour préserver une langue. Ce projet, [c’est une manière] de participer, à notre échelle, à la revitalisation des langues autochtones locales», explique Mme Launière-Zielke. Elle précise que l’enseignement ne serait pas confié aux enseignants du FrancoSud au départ, mais à des aînés ou à des membres des communautés concernées afin de garantir un apprentissage authentique et respectueux des traditions.
Un apprentissage enraciné dans le territoire
Les initiatives proposées par le Conseil scolaire FrancoSud s’inscrivent dans une vision plus large : ancrer l’apprentissage scolaire dans l’histoire et la culture des peuples autochtones des territoires où sont situées ses quinze écoles. Cette approche vise à offrir un enseignement adapté aux réalités locales des nations du Traité no 7 en créant des liens durables entre les élèves et les communautés autochtones qui habitent ces terres depuis des générations.
L’accompagnatrice culturelle Jaynne Jensen insiste sur l’importance de cette démarche. «C’est essentiel que les jeunes établissent des liens concrets avec l’histoire et la culture autochtones du lieu où ils grandissent. C’est pour ça qu’on aimerait enseigner des langues locales, comme le siksika à notre école de Lethbridge. On veut avoir une approche individualisée», souligne-t-elle.
En Alberta, les principaux traités numérotés sont les Traités nos 6, 7 et 8. Les Traités nos 4 et 10, bien qu’ils touchent également des portions de l’Alberta, sont principalement associés à d’autres provinces.

Isabelle Côté, professeure à la Faculté d’éducation de l’Université Simon Fraser. Photo : Courtoisie
Isabelle Côté, une professeure à la Faculté d’éducation de l’Université Simon Fraser qui s’intéresse à l’intégration des perspectives autochtones dans l’éducation en contexte francophone minoritaire, explique les bienfaits d’une telle approche qui évite de présenter une vision homogène des peuples autochtones.
«Lorsqu’on entre dans une école, on devrait comprendre sur quel territoire on se trouve. Les personnes Autochtones ne sont pas partout pareils. En Alberta, il faudrait être capables d’identifier si l’on est sur le territoire des Pieds-Noirs, des Cris ou d’autres nations et reconnaître leur diversité culturelle et linguistique», précise-t-elle.
Cette «autochtonisation» devrait également s’étendre aux salles de classe. En sciences, par exemple, l’étude du territoire et de la faune — arbres, plantes, écosystèmes — peut être mise en relation avec les connaissances traditionnelles autochtones propres à la nation sur le territoire de laquelle est implantée l’école. «L’objectif n’est pas de faire un simple copié-collé et d’enseigner la même chose partout, mais de reconnaître que les savoirs varient d’une nation à l’autre», ajoute-t-elle.
La question territoriale doit également occuper une place grandissante dans le curriculum dans une perspective «décoloniale». Selon Isabelle Côté, cela implique d’introduire une vision cosmocentrique du monde partagée par l’ensemble des nations autochtones canadiennes et reposant sur l’idée que les êtres vivants et non vivants sont profondément interconnectés et égaux. «Cette vision reconnaît que nous ne sommes ni supérieurs au territoire ni aux animaux. Elle met en avant l’interdépendance entre les humains et leur environnement», explique-t-elle.
À l’inverse, l’anthropocentrisme — une approche où l’être humain est placé au sommet de la hiérarchie du vivant — a largement dominé depuis la colonisation du Canada. «Il est essentiel de rééquilibrer la balance en exposant ces deux visions de manière plus équitable. Par exemple, lorsque l’on aborde l’exploitation des ressources naturelles en sciences, il faut souligner qu’elle découle d’une conception anthropocentrique du monde», précise la professeure.

Diane Campeau, consultante en éducation autochtone pour le Conseil scolaire Centre-Nord. Photo : Courtoisie
Des ressources pédagogiques en français
Pour les accompagner sur le plan pédagogique dans l’éducation à la réconciliation, les enseignants francophones peuvent compter sur des aides pédagogiques au sein de leur conseil scolaire, mais aussi sur le Consortium provincial francophone, qui offre du perfectionnement professionnel et des ressources en français.
«C’est un excellent partenaire pour organiser des ateliers, fournir des ressources et inviter des experts. La qualité de l’information est exceptionnelle», souligne Sylvette Fillion, conseillère pédagogique au Conseil scolaire du Nord-Ouest.
Avec l’entrée en vigueur du nouveau curriculum, qui impose l’intégration des savoirs et perspectives autochtones dans toutes les matières, la demande pour les services du Consortium risque d’augmenter, estime sa consultante Barbra Deskin. «L’éducation à la réconciliation est déjà en demande constante dans la province. Mes services sont très souvent sollicités», indique-t-elle.

Barbra Deskin est consultante pour le Consortium provincial francophone. Photo : Courtoisie
Lors de ses interventions auprès des écoles francophones, elle propose une variété d’ateliers destinés au personnel scolaire. Elle prend le temps notamment d’expliquer les protocoles à suivre lors de l’invitation d’aînés ou de gardiens du savoir en salle de classe. Elle organise également des sorties culturelles pour les enseignants et développe de nombreuses ressources qu’elle partage ensuite avec les écoles.
La consultante insiste pour que ces ressources soient écrites en consultation avec les communautés autochtones. «La vérité vient d’eux. Je les consulte au moins une fois par mois, sinon plus. Quand l’information n’est pas validée, pour moi, ça ne vaut rien», affirme-t-elle. Ces consultations sont d’autant plus essentielles pour refléter la diversité des savoirs et des expériences propres à chaque nation autochtone. «Les perspectives peuvent varier énormément», précise-t-elle.
Elle cite en exemple Ekti Margaret Cardinal, une aînée ayant fréquenté un pensionnat francophone. D’après elle, son témoignage permet d’éclairer l’histoire des relations franco-autochtones en Alberta et d’en comprendre les répercussions actuelles. «Même si elle comprend bien le français, elle refuse de parler la langue. C’est important de laisser de la place à ces récits et de respecter ces expériences», ajoute la consultante.
Les défis de l’immersion française
Il n’y a pas que les écoles francophones qui travaillent activement en faveur de la réconciliation. Les enseignants des programmes d’immersion française ont aussi leur rôle à jouer. Ce travail quotidien présente par contre son lot de défis, confie Nicole Tryon, une enseignante d’immersion française qui travaille avec trois autorités scolaires à Edmonton. Selon l’école où elle se trouve, l’accès aux ressources et au soutien pédagogique pour intégrer les perspectives autochtones en classe peut varier considérablement.
«J’ai déjà été dans une division scolaire où il n’y avait presque aucun soutien. Je devais chercher toutes les ressources et les activités en ligne par moi-même pour les offrir aux élèves. Et dans une autre division, non seulement il y avait du soutien pédagogique, mais, en plus, nous faisions des cérémonies de purification à la sauge et nous invitions des aînés fréquemment», raconte celle qui agit aussi à titre de coordonnatrice de programme pour la branche albertaine de Canadian Parents For French.
Cette disparité peut s’aggraver si un enseignant hésite à alourdir sa charge de travail. Après tout, trouver des ressources adaptées au niveau de langue des élèves en immersion française peut être particulièrement complexe, mentionne Nicole Tryon. Bien qu’elle prenne elle-même le temps de chercher des ressources supplémentaires, elle remarque que ce n’est pas toujours le cas pour ses collègues.
«C’est beaucoup de travail et tout le monde n’a pas la patience. Quand on trouve des ressources en français, elles sont souvent destinées à des locuteurs natifs, ce qui nécessite un travail supplémentaire pour les adapter au niveau de mes élèves», explique-t-elle.

Nicole Tryon enseigne en immersion française à Edmonton. Photo : Courtoisie
Ce travail peut aussi entraîner une certaine «insécurité linguistique» puisque les enseignants d’immersion française doutent parfois du vocabulaire à utiliser. Isabelle Côté, qui se dévoue à la formation des enseignants à l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique, rappelle de son côté que rien n’empêche un enseignant d’immersion française de trouver des ressources de qualité en anglais et de les utiliser sans les traduire.
«Je vais dire quelque chose de controversé, mais il n’y a rien qui dit que tout doit toujours être 100% en français en immersion. La recherche n’appuie pas vraiment cette conception. Il est tout à fait possible de travailler à partir d’une ressource écrite par un.e auteur.e autochtone sur des savoirs de la nation locale en anglais et, après, d’en parler en français, de faire des projets en français. […] Cela peut même améliorer la compréhension des élèves», mentionne-t-elle.
La professeure rappelle également que les disparités dans l’intégration des perspectives autochtones ne concernent pas seulement les enseignants d’immersion française, mais l’ensemble du corps enseignant et du système d’éducation. «Ce n’est pas parfait et il n’y a pas d’uniformité. C’est le cas en français comme en anglais, d’une commission scolaire à l’autre, d’une école à l’autre et d’un enseignant à l’autre. [Il ne faut pas oublier] qu’avec l’autonomie professionnelle, un enseignant a une certaine liberté d’interpréter le curriculum et ce n’est pas tout le monde qui est sensible à ces questions», évoque-t-elle.
Diane Campeau, consultante en éducation autochtone auprès du Conseil scolaire Centre-Nord (CSCN), estime que la réconciliation ne peut se faire sans une meilleure connaissance mutuelle. «Il est difficile de se réconcilier avec des étrangers», affirme-t-elle.
Dans cette optique, le CSCN prévoit offrir des séances de perfectionnement professionnel à l’ensemble de son personnel afin de renforcer la compréhension des réalités autochtones. Un effort particulier sera également consacré aux enseignants francophones d’origine immigrante pour leur permettre d’enseigner efficacement la réconciliation. «Il y a une démarche essentielle à entreprendre pour leur transmettre l’histoire et les responsabilités qui en découlent en matière de réconciliation», mentionne Diane Campeau.
Devenir de meilleurs alliés
Malgré les efforts déployés par les conseils scolaires francophones et les programmes d’immersion française, Isabelle Côté souligne qu’il leur reste du chemin à parcourir pour prendre pleinement conscience de leurs «angles morts» et devenir de meilleurs alliés dans le processus de réconciliation. Selon elle, cela implique de ne pas oublier que la défense des droits linguistiques francophones doit s’accompagner d’une solidarité active envers les peuples autochtones et leurs propres luttes.
«Les écoles francophones minoritaires et les programmes d’immersion française devraient être les premiers à défendre les droits à la reconnaissance et à l’éducation dans leurs langues. Nous avons lutté pour obtenir nos écoles francophones, nous revendiquons nos droits et devrions être les premiers à encourager l’[autodétermination]», conclut-elle.
Glossaire – Sous la houlette de : Sous la conduite de