le Jeudi 26 juin 2025
le Mercredi 25 juin 2025 14:18 Santé

L’avenir incertain des sites de consommation supervisée

Photo : Montage Andoni Aldasoro - Arnaud Barbet
Photo : Montage Andoni Aldasoro - Arnaud Barbet
L’avenir des sites d’injection supervisée demeure en suspens en Alberta, alors que le gouvernement continue le déploiement de sa nouvelle stratégie en matière de dépendance et de lutte contre la crise des opioïdes. Ce changement de cap, qui privilégie le rétablissement plutôt qu’un modèle axé sur la réduction des méfaits, suscite une inquiétude croissante chez les experts.
L’avenir incertain des sites de consommation supervisée
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IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO

Photo : Montage Andoni Aldasoro

DOSSIER SPÉCIAL  

L’Alberta à la croisée des chemins dans sa gestion des dépendances

La crise des opioïdes a laissé des traces profondes en Alberta. Alors que le nombre de décès liés à la toxicomanie demeure alarmant, les réponses publiques se multiplient, mais pas toujours dans le sens souhaité.

À travers ce dossier, la rédaction explore de multiples facettes liées à ce fléau : resserrement des prescriptions médicales, fermeture de sites de consommation supervisée, tensions autour de l’itinérance et nouvelles stratégies de prévention dans les écoles. Et si les réponses émergent, les solutions ne sont ni toutes blanches ni toutes noires.

La médecin de famille Ginetta Salvalaggio est professeure à l’Université de l’Alberta. Photo : Courtoisie

Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti conservateur uni (PCU) en 2019, la province a profondément revu son approche en matière de lutte à la dépendance. Ce repositionnement a notamment mené à la fermeture du site de consommation supervisée (SCS) de Red Deer au printemps 2025, ainsi qu’à celle de plusieurs autres centres au cours des dernières années. À Calgary, le seul site actif de la ville est lui aussi menacé de fermeture.

Selon la Dre Ginetta Salvalaggio, professeure à l’Université de l’Alberta et spécialiste en médecine des toxicomanies, la trajectoire du gouvernement soulève de sérieuses préoccupations. Elle estime que plusieurs décisions politiques récentes, telles que la fermeture et le retrait du financement des SCS, s’appuient sur des données qui sont «complètement» déconnectées de la réalité du terrain. «Ça m’inquiète beaucoup, mais c’est la direction que l’on semble prendre», déplore-t-elle.

L’argumentaire avancé par le gouvernement pour justifier la fermeture ou le non-financement des SCS repose en partie sur un rapport controversé publié en 2020, qui suggérait des liens entre les centres, la criminalité et le désordre social. Mais la Dre Salvalaggio remet aujourd’hui en question la validité de ce rapport, qualifiant ses fondements de «pseudoscience». «La politisation de ces enjeux a été manufacturée», dénonce-t-elle. 

Elle rappelle que les données probantes vont dans une tout autre direction : les SCS permettent de réduire les surdoses mortelles et d’offrir un lieu sécuritaire pour les usagers, sous la supervision de professionnels. «Ça sauve beaucoup de vies, ça ne cause pas de tort», insiste-t-elle.

Holly Mathias, spécialiste en santé publique, partage cette analyse. Selon elle, aucune donnée probante ne démontre que les centres de consommation entraînent une hausse de la criminalité. «C’est tout simplement faux», dit-elle.

Elle s’inquiète également des nouvelles mesures mises en place par la province, dont la Compassionate Intervention Act, loi qui autorise désormais le traitement involontaire des adultes et des jeunes souffrant de dépendance. «On n’a pas de preuves que ça fonctionne. Le plan du gouvernement est controversé au regard des connaissances en santé publique. C’est important de comprendre la science», souligne-t-elle.

Le SCS de Lethbridge, autrefois le plus achalandé en Amérique du Nord, a fermé ses portes en août 2020. Cette décision a fait suite à un audit provincial qui a révélé des irrégularités financières au sein de l’organisme ARCHES, qui gérait le site. Le rapport faisait état de dépenses injustifiées et d’un manque de transparence.

Cependant, plusieurs experts et intervenants de première ligne y ont vu une décision politique, symptomatique du virage de l’Alberta contre la réduction des méfaits. Le financement public a été retiré malgré l’absence d’accusations criminelles.

Holly Mathias est spécialiste de la santé publique. Photo : Courtoisie

Des mythes qui persistent 

Certaines idées reçues au sujet des SCS continuent d’alimenter le débat public. À Calgary, un sondage mené par CityNews en septembre 2024 révélait que 52% des citoyens souhaitaient la fermeture du site local. «Il y a une perception négative des centres de consommation. Par exemple, j’ai déjà entendu des gens dire que les sites distribuent de la drogue, ce qui est totalement faux», ajoute Holly Mathias.

Loin d’atténuer les enjeux, la fermeture des centres pourrait au contraire aggraver la situation, affirme-t-elle. «On risque de voir davantage de gens consommer dans des lieux publics. Les communautés pourraient s’inquiéter du désordre ou de la visibilité accrue de ces personnes dans les rues», prévient-elle.

Sans compter les impacts sur les consommateurs eux-mêmes qui sont également préoccupants. La disparition des sites signifie, entre autres, une perte d’accès au matériel de consommation stérile, essentiel pour prévenir la transmission de maladies comme le VIH ou l’hépatite C. «On peut imaginer que les effets positifs associés aux SCS disparaîtront si on les ferme et qu’il y aura sans doute davantage de drames liés à la consommation», observe Romane Close, du Réseau canadien d’info-traitements sida (CATIE).

Entre 2017 et juin 2023, rappelle-t-elle, plus de 49 000 surdoses accidentelles ont été traitées dans ces centres, qui ont aussi permis plus de 250 000 référencements vers des services essentiels de santé mentale, d’aide alimentaire ou de logement. Des soins de base, comme le traitement de plaies, ont également été prodigués sur place, évitant d’engorger les urgences. «Au total, 360 000 Canadiens ont visité un centre de consommation supervisée à 4,3 millions de reprises. Ce chiffre est énorme… Il démontre clairement le besoin», conclut-elle.

Opinion divisée selon les provinces 

Un sondage publié en mai, et mené pour le compte du CATIE, montre que 53% des Canadiens appuient les programmes de réduction des méfaits tandis que 19% s’y opposent. 

La province albertaine est cependant celle qui supporte le moins ces initiatives avec 47% d’approbation et 25% d’opposition. Cet écart est marqué par rapport à d’autres provinces, comme le Québec (62% contre 11%).

«Ce qu’il faut retenir de ces données, c’est que la proportion qui est pour la réduction des méfaits est plus grande que ceux qui s’y opposent», insiste Romane Close.

Dan Williams était le ministre de la Santé et des Dépendances au moment de la rédaction de  cet article. Photo : Courtoisie

Changement de paradigme

De son côté, le gouvernement continue de défendre une approche axée sur le rétablissement. À Red Deer, la fermeture du site de consommation supervisée s’inscrit dans cette logique, explique Hunter Baril, ex-attaché de presse du ministère de la Santé et des Dépendances, dirigé par Rick Wilson depuis le remaniement ministériel de la mi-mai.

«Cette décision a été initiée par le conseil municipal, qui a voté en faveur du démantèlement en début d’année 2024. En réponse, une enveloppe de 3,4 millions de dollars a été annoncée pour renforcer la capacité des centres de désintoxication, élargir l’accès à la médecine des dépendances et mettre en place des équipes d’intervention en cas de surdose», écrit-il dans un échange de courriels avec la rédaction.

D’autres mesures de rétablissement ont également été déployées dans la région, notamment l’ouverture d’une unité thérapeutique au centre de détention de Red Deer, le financement public de 20 lits au Red Deer Dream Centre, ainsi que la mise sur pied d’une communauté de rétablissement de 75 places.

À Calgary, l’avenir du centre Sheldon Chumir reste, quant à lui, incertain, mais tout laisse croire à une fermeture imminente. En mars, le ministre de l’époque, Dan Williams, exprimait son intention d’implanter un modèle semblable à celui de Red Deer dans la métropole albertaine. «Je ne souhaite pas voir de multiples sites de surdose dans la ville ni déménager le centre actuel. J’aimerais créer un partenariat avec la ville pour transitionner des sites de consommation vers des centres de rétablissement», déclarait-il.

La mairesse de Calgary, Jyoti Gondek, affirme pourtant ne pas avoir reçu de nouvelles du gouvernement provincial depuis plusieurs mois par rapport au SCS de sa ville. «J’ai réitéré à plusieurs reprises mes appels à la province pour qu’elle engage un dialogue avec nous et avec les Calgariens sur l’avenir de ce site, ainsi que sur la manière dont elle entend soutenir de façon responsable à la fois la sécurité des communautés et les personnes aux prises avec une dépendance», indique-t-elle dans une communication écrite à la rédaction.

Elle prévient toutefois que la fermeture du site sans plan de transition précis ne ferait qu’augmenter les risques pour les résidents, les entreprises et les personnes vulnérables.

Adapter les soins aux réalités diverses 

Selon la Dre Salvalaggio, les approches actuelles en matière de traitement de la dépendance ne tiennent pas compte des réalités vécues par les personnes les plus vulnérables. 

Les femmes, les personnes autochtones, les personnes enceintes, les jeunes ou les aînés ont des besoins particuliers qui nécessitent des plans de soins adaptés, dit-elle. 

«On a tendance à proposer une seule solution pour tous, alors que certains traitements fonctionnent très bien pour certaines personnes et pas pour d’autres», observe-t-elle.

Romane Close travaille pour le CATIE. Photo : Courtoisie

Un vocabulaire controversé 

Au-delà des décisions politiques, le vocabulaire employé par le gouvernement albertain pour désigner les sites de consommation supervisée illustre le fossé qui le sépare des experts en santé publique. Lorsqu’il évoque ces installations, Dan Williams parle régulièrement de «centres de surdose». À ses yeux, ces lieux «facilitent la dépendance» et infligent du «dommage» aux personnes qui y ont recours plutôt que de favoriser leur guérison.

Ce choix de mot est contesté, affirme Romane Close, du CATIE. «Toutes les données dont on dispose disent le contraire. C’est ça qu’il faut retenir, souligne-t-elle. Les sites de consommation supervisée n’incitent pas à consommer, ils permettent aux gens de le faire de manière sécuritaire», insiste-t-elle.

En réaction au discours gouvernemental axé sur le rétablissement, elle souligne l’importance d’offrir un éventail de services diversifiés, adaptés aux réalités multiples des personnes qui consomment. Se concentrer uniquement sur les centres de rétablissement, affirme-t-elle, risque de laisser pour compte une partie de la population.

«La consommation est une réalité complexe. Les centres de rétablissement peuvent convenir à certaines personnes, mais pas à tout le monde. Il faut des solutions intermédiaires, accessibles dès maintenant, pour éviter que ceux qui ne sont pas prêts à entreprendre un processus de rétablissement se retrouvent complètement livrés à eux-mêmes», partage-t-elle. 

Et si certaines alternatives peuvent contribuer à prévenir des surdoses, comme les approches virtuelles permettant à une personne de consommer sous la surveillance d’un intervenant à distance, elles ne remplacent pas les services offerts en personne. «Ce n’est pas aussi efficace», affirme la Dre Ginetta Salvalaggio, qui plaide plutôt pour la réouverture des centres de consommation supervisée. «C’est nécessaire», insiste-t-elle.

Glossaire – Pseudoscience : Savoir présenté comme une science sans en avoir la rigueur