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DOSSIER SPÉCIAL : JASPER, UN AN APRÈS LES FEUX
Les 9 et 10 juin dernier, la rédaction s’est rendue à Jasper pour prendre le pouls d’une industrie touristique en reconstruction près d’un an après l’incendie qui a frappé la région. Comment l’industrie se relève-t-elle? Quelles sont les perspectives pour les travailleurs, les entrepreneurs et les visiteurs?
À travers ce numéro spécial, nous vous proposons un regard humain et ancré sur les réalités du terrain : mobilisation de la francophonie locale, résilience des personnes déplacées, relance économique, transformation des sentiers et autant de récits portés par celles et ceux qui font revivre Jasper.

Guy Boisvert est copropriétaire de l’auberge de jeunesse. Photo : Gabrielle Audet-Michaud
Guy Boisvert se considère comme l’un des «chanceux» de cette catastrophe. L’auberge dont il est copropriétaire tient toujours sur la Patricia Street, un secteur qui n’a pas été touché par le feu. «On s’en tire plutôt bien. On profite aussi du fait que les trois autres hostels de Jasper [auberges de jeunesse] ont brûlé, donc il n’y a plus de compétition pour le moment…», observe-t-il.
Malgré cette relative chance, il admet que le parcours n’a pas été sans embûches depuis le 22 juillet 2024. Dans les jours suivant l’évacuation, le copropriétaire a d’abord craint d’avoir perdu le bâtiment principal du Downtown Hostel. Mais, au final, c’est «seulement» l’un des bâtiments réservés à l’hébergement des employés qui a été englouti par les flammes. «On suivait la situation en direct et il y avait beaucoup d’informations contradictoires. On avait peur pour la bâtisse», raconte-t-il.

L’auberge Downtown Hostel a plutôt été épargnée par le feu qui a ravagé la ville de Jasper à l’été 2024. Photo : Arnaud Barbet
Installé dans une ancienne maison transformée en auberge, le Downtown Hostel est né d’une idée lancée par Guy Boisvert, Yves Marchand et Jacques Després, alors qu’ils étaient déjà à la retraite.
Situé sur Patricia Street, l’établissement s’est rapidement imposé comme un point de chute apprécié des visiteurs d’un peu partout sur le globe et, en particulier, d’une clientèle francophone. Pensée dès le départ comme un milieu de séjour simple, chaleureux et humain, l’auberge de jeunesse mise sur ses aires communes conviviales pour favoriser les échanges entre voyageurs.
Le retour à Jasper, le 16 août, a lui aussi été assez marquant. «La scène était apocalyptique», se souvient-il. Dans les premières semaines suivant la réouverture, l’auberge a notamment été appelée à loger des travailleurs et des sinistrés. Mais la relance touristique, elle, s’est fait attendre. Les visiteurs tardaient à revenir, freinés par les images de destruction.
«Il y avait des panneaux qui disaient “Do not stop in Jasper, keep driving”. On était un peu découragés parce qu’on voulait accueillir des visiteurs, on était ouverts», se rappelle le copropriétaire. «Ça a surtout été difficile pendant la saison basse, mais on garde bon espoir pour la suite», ajoute-t-il.

Paul Butler est le directeur général de la Chambre de commerce du parc de Jasper. Photo : Courtoisie
Personne n’a été épargné
Le directeur général de la Chambre de commerce du parc de Jasper, Paul Butler, rappelle que même les entreprises qui n’ont subi aucun dommage matériel ont été touchées par la catastrophe. «Tout le monde a ressenti et ressent encore les répercussions, de près ou de loin», précise-t-il.
En ce qui concerne les dommages structurels, environ une douzaine de bâtiments ont été détruits dans la zone commerciale et touristique de la ville, alors qu’un nombre similaire a brûlé dans la zone industrielle, indique-t-il.
Au-delà de ces pertes matérielles, les entreprises doivent surtout composer avec une capacité d’accueil touristique fortement réduite, ce qui entraîne une baisse marquée de leur chiffre d’affaires. «La ville a perdu entre 20% et 25% de ses hébergements pour les visiteurs, ce qui limite directement le nombre de personnes pouvant venir à Jasper et diminue aussi les revenus des commerces locaux, explique-t-il. Nous estimons qu’il faudra plusieurs années pour s’en remettre.»
Le propriétaire de l’entreprise de location d’équipement de plein air Pure Outdoors constate, depuis plusieurs mois, les effets de cette baisse de l’achalandage sur ses revenus. «C’est certain qu’il y a moins de visiteurs et donc moins de clients. Mais, à date, l’été a plutôt bien commencé. On a un peu moins de revenus, mais on a été moins affectés que d’autres. Il y en a qui ont carrément perdu leur entreprise. Ils n’ont plus d’endroit où opérer», fait valoir Jean-François Bussières.

Jean-François Bussières est propriétaire de Pure Outdoors à Jasper. Photo : Gabrielle Audet-Michaud
La bâtisse qui abrite son commerce situé sur Connaught Drive a été épargnée par le brasier, contrairement à certains voisins – un magasin de vélos, un détaillant d’alcool et deux restaurants – qui, eux, ont tout perdu. Pure Outdoors, dit-il, est passé à un cheveu de subir le même sort. «On a été chanceux. J’ai été béni. Ici, ça a brûlé partout autour de nous, sur trois côtés», raconte-t-il en pointant du doigt les alentours. Et une chance que la station de ski n’a pas été touchée non plus parce que ça aurait été notre coup de mort», ajoute celui qui fait l’essentiel de son chiffre d’affaires en location de skis pendant la saison hivernale.
L’entrepreneur a tout de même dû éponger certains dommages matériels, dont l’équivalent de
35 000$ de vêtements de plein air qui ont dû être remplacés en raison d’une odeur tenace de fumée et quatre bateaux de sa flotte qui ont également été perdus. À cela s’ajoute un différend avec son assureur, qui refuse de l’indemniser à la hauteur de la perte de profits qu’il estime avoir subie – un écart de près de 100 000$.
«Il faut comprendre que je venais tout juste d’acquérir un compétiteur avant le feu. L’assurance calcule une moyenne de mes revenus sur les trois dernières années. Le problème, c’est que les deux années précédant l’acquisition, mon chiffre d’affaires était beaucoup plus bas. Et après l’achat, il a bondi. Eux, ils font une moyenne à la baisse. Mais moi, je dis non, non, non : ce n’est pas une année exceptionnelle, c’est le fruit d’un investissement stratégique», insiste-t-il.

Pure Outdoors se situe à proximité de plusieurs commerces qui sont passés au feu. Photo : Gabrielle Audet-Michaud
Fondée en 2015 par Jean-François Bussières, Pure Outdoors est une entreprise de location et de vente d’équipement de plein air ancrée dans la passion des sports de nature. Si elle propose aussi un peu de vente au détail, l’essentiel de son activité repose sur les sports aquatiques en été et de neige en hiver.
Raquettes, skis, planches à neige, canots, planches à pagaie, bateaux de pêche à moteur électrique : l’entreprise couvre un large éventail d’activités saisonnières. Sa flotte compte aujourd’hui environ 80 embarcations réparties sur différents lacs du parc national de Jasper.
L’entreprise a connu une croissance organique jusqu’à prendre un nouvel envol en acquérant récemment un compétiteur de longue date, il y a deux ans, une transaction qui lui a permis d’obtenir des droits d’exploitation sur plusieurs plans d’eau.

François Grenier, propriétaire de l’entreprise Yellowhead Clean, a été affecté financièrement par la catastrophe. Photo : Courtoisie
S’adapter à une nouvelle réalité
La reprise des activités après l’incendie est loin d’avoir marqué un retour à la normale pour les entreprises de Jasper. Jean-François Bussières confie avoir dû faire preuve d’une grande flexibilité pour remettre son commerce sur pied. Près d’un an plus tard, il continue de fonctionner à effectifs réduits, par précaution. «Je fais preuve d’un optimisme prudent. J’ai deux employés de moins qu’à l’habitude. C’est un peu épuisant, bien entendu. Depuis la réouverture, je suis ici pratiquement sept jours sur sept, souvent pour des périodes de 10 heures», explique-t-il.
Même son de cloche du côté de François Grenier, propriétaire de l’entreprise Yellowhead Clean, spécialisée dans les services de conciergerie et de nettoyage, principalement dans les espaces commerciaux. Pour faire face aux conséquences financières de l’incendie, il a dû procéder à d’importantes mises à pied au cours des derniers mois.
«J’ai donné congé à plusieurs employés de longue date, des gens qui travaillaient pour nous depuis sept, huit, neuf ans. On était rendus six pendant l’hiver», illustre-t-il.
Il faut dire que l’entrepreneur fait partie des plus durement touchés. Il a perdu plusieurs pièces d’équipement de grande valeur et s’est heurté à des clauses d’assurance complexes qui ont entraîné plus de 200 000$ de pertes non couvertes. Aujourd’hui, alors que la situation commence à se stabiliser grâce à un prêt bancaire qui a permis de relancer l’activité, de nouveaux défis émergent, notamment en matière de main-d’œuvre.
Fondée en 2008 par François Grenier, Yellowhead Clean répond à un besoin bien réel dans la région : l’entretien régulier et spécialisé des espaces commerciaux et institutionnels. L’entreprise s’est rapidement taillé une place auprès de clients, comme la municipalité de Jasper, Parcs Canada et la station de ski, en offrant des services de conciergerie adaptés aux exigences du quotidien. Au fil des ans, Yellowhead Clean a élargi son offre pour inclure des services plus techniques, comme le nettoyage de tapis, de planchers et de vitres, nécessitant un équipement spécialisé.
«On dirait qu’on devra composer avec plus de roulement. Des gens viennent essayer le travail pendant deux ou trois semaines, puis repartent. Je n’ai pas l’habitude de gérer ça», confie-t-il. L’entreprise de nettoyage compte néanmoins sur une vingtaine d’employés à l’heure actuelle, un signe encourageant que les choses reprennent graduellement.
Mais les prochaines années exigeront toutefois une certaine agilité, alors que l’industrie touristique demeure la principale clientèle de Yellowhead Clean. «Plusieurs de nos contrats réguliers et saisonniers ont changé, je veux dire que certains des bâtiments où on travaillait ont brûlé», souligne l’entrepreneur.
En réponse à cette nouvelle réalité, François Grenier réfléchit à des moyens de diversifier sa clientèle, notamment en offrant ses services aux entreprises de construction mobilisées pour rebâtir la ville. «Il faut se réinventer. Le marché évolue, mais on reste positif pour la suite», affirme-t-il.

Situé sur Connaught Drive, le Fiddle River fait partie du paysage culinaire de Jasper depuis 1993. Le restaurant, reconnu pour ses plats de fruits de mer et ses spécialités canadiennes, est dirigé depuis 2014 par Patrice Fortin, un passionné de restauration qui cumule plus de 35 ans d’expérience dans le domaine.
Installé aux commandes depuis maintenant 11 ans, il a su préserver l’identité du lieu tout en y insufflant une énergie nouvelle. Son menu vous invite à déguster quelques spécialités françaises comme la soupe à l’oignon, des plats de fruits de mer et de poissons et aussi d’autres plats aux saveures canadiennes.

Patrice Fortin, propriétaire du Fiddle River. Photo : Gabrielle Audet-Michaud
Un certain syndrome du survivant
Être épargné par les flammes ne signifie pas pour autant être indemne sur le plan émotionnel. Patrice Fortin, propriétaire du restaurant Fiddle River, se souvient d’un fort sentiment de culpabilité dans les semaines suivant l’incendie. «Toi, tu es correct, les autres ne sont pas corrects. C’était difficile. Mais j’ai aussi essayé de voir ça comme une opportunité de repartir Jasper. Moi, je voulais faire partie de la roue de la relance», explique-t-il.
Son restaurant, resté intact, a pu rouvrir le 20 septembre, avec l’ensemble de son personnel toujours en poste. Le restaurateur voulait alors faire de son établissement un lieu de rassemblement, un espace où les membres de la communauté pourraient partager, se retrouver et souffler un peu. «Ça a créé une situation propice aux échanges communautaires. Dans les premières semaines, il y avait beaucoup de discussions aux tables», se remémore-t-il.
À l’image des entreprises de Jasper, le Fiddle River a lui aussi connu un hiver et un printemps plus difficiles, notamment en raison de la baisse du tourisme. Mais depuis le début juin, les visiteurs augmentent et Patrice Fortin a confiance que le restaurant puisse reprendre son cours naturel. Il invite d’ailleurs les touristes à ne pas «avoir peur de déranger et de se déplacer en grand nombre».
Paul Butler abonde dans le même sens. «La meilleure façon d’aider les entreprises locales, c’est de nous visiter. Il y a encore tellement de belles choses à faire et découvrir», conclut-il.
Glossaire – Apocalyptique : Utilisé pour décrire un paysage détruit ou méconnaissable