le Mercredi 1 octobre 2025
le Mercredi 1 octobre 2025 11:25 Chronique

Génocide : dire le mot

Les traumatismes n’ont pas pris fin avec le dépôt du rapport de la Commission vérité et réconciliation. En 2021, la découverte de sépultures anonymes sur les terrains de pensionnats autochtones a bouleversé la population canadienne et donné du poids à l’utilisation du mot «génocide». Photo : Inès Lombardo – Francopresse
Les traumatismes n’ont pas pris fin avec le dépôt du rapport de la Commission vérité et réconciliation. En 2021, la découverte de sépultures anonymes sur les terrains de pensionnats autochtones a bouleversé la population canadienne et donné du poids à l’utilisation du mot «génocide». Photo : Inès Lombardo – Francopresse

En décembre 2015, la Commission de vérité et réconciliation publiait le sommaire de son rapport final et qualifiait le système des pensionnats autochtones de génocide culturel. Dix ans plus tard, cette notion demeure tout aussi pertinente et vitale pour les mouvements qui visent à transformer les politiques et actions des gouvernements canadiens.

Génocide : dire le mot
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FRANCOPRESSE

Dès les premiers paragraphes du sommaire de son rapport final, la Commission place le génocide culturel aux côtés des génocides physique (l’extermination de masse, par exemple par le meurtre et diverses privations) et biologique (lié à la reproduction du groupe).

Elle explique que «les États qui s’engagent dans un génocide culturel visent à détruire les institutions politiques et sociales du groupe ciblé».

Cette accusation fut très bien reçue par les populations autochtones, hormis par quelques critiques qui auraient préféré que le terme «génocide» soit utilisé sans adjectif, comme l’a fait en 2019 l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées.

Le premier ministre Trudeau a par ailleurs reconnu cette conclusion en 2019, mais il est rapidement revenu sur ses paroles pour plutôt qualifier le génocide de «culturel», sans pour autant transformer les politiques mises en cause par l’Enquête nationale.

Employer le mot «génocide» demeure toutefois difficile, notamment du fait des limites imposées par le processus ayant mené à la rédaction de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et des comparaisons avec les génocides qui servent d’archétypes, comme l’Holocauste.

Palestine : un parallèle actuel

L’emploi du mot demeure tout à fait pertinent aujourd’hui, alors que l’Association internationale des chercheurs en génocide affirme que c’est bien ce qui est en cours en Palestine.

Cette déclaration s’appuie certes sur leur expertise, mais d’abord et avant tout sur la définition offerte par la Convention. Meurtres, déplacement forcé de la quasi-totalité de la population, privation de nourriture, d’eau et de médicaments, destruction de familles et des institutions d’enseignement sont autant d’actions qui caractérisent un génocide, lorsqu’elles s’accompagnent de déclarations d’intention de commettre un tel crime.

L’Association internationale est arrivée à cette conclusion après une accélération du rythme et une augmentation de la sévérité des attaques de l’État d’Israël contre la population civile palestinienne depuis 2023.

Cette intensification a mené plusieurs groupes et organismes, y compris plusieurs organes des Nations unies, Amnestie internationale, ainsi que Human Rights Watch, à dénoncer les actions d’un régime qui continue néanmoins d’avoir l’appui d’un grand nombre de pays et groupes.

L’accusation n’est toutefois pas nouvelle et ne date pas de cette intensification. En effet, elle a souvent été prononcée depuis les débuts de la Nakba en 1948 (la «catastrophe», à savoir le déplacement forcé du peuple palestinien de son territoire). Plusieurs expressions de solidarité existent par ailleurs entre la Palestine et les Premiers Peuples.

Le Canada contre la Convention

Outre les limites diplomatiques, l’une des raisons majeures de la difficulté de parler de génocide dans le cas des pensionnats autochtones est que la Convention des Nations unies sur le génocide n’inclut pas le génocide culturel.

Au moment de la rédaction de la Convention, le Canada s’était opposé à cette inclusion, ce qui contribua à limiter le génocide à ses composantes biologique et physique.

C’est pourquoi le déplacement forcé d’enfants vers un autre groupe dans le cadre des pensionnats autochtones ne constitue pas un acte de génocide au sens de la Convention.

Pour cela, un tel déplacement doit faire partie d’un génocide biologique visant à empêcher un groupe de se reproduire. Or, la plupart des enfants autochtones, hormis les milliers décédés aux pensionnats, sont bel et bien retournés à leur famille.

On comprend mieux ainsi pourquoi le Canada a refusé le concept de génocide culturel; le pays était alors lui-même en pleine campagne de destruction des cultures, langues et spiritualités autochtones.

La Commission de vérité et réconciliation voyait par ailleurs son mandat limité par la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens et ne devait parler que des pensionnats, même si elle a tout de même réussi à les lier à leurs effets à long terme et au système colonial.

De là aussi l’emploi de la catégorie de génocide culturel, qui fait partie de la compréhension du génocide comme destruction de l’identité culturelle.

Importance de dire le mot

Dire le mot «génocide» aujourd’hui, sans s’arrêter à la définition de la Convention, c’est faire voir la gravité des crimes commis et lier les luttes pour faire cesser les atrocités et les crimes.

C’est également demander une intervention au niveau national et appeler aux réparations, tout en faisant voir les limites de ce que la réconciliation peut accomplir à elle seule.

Dans le cas canadien, parler de génocide tout court permet de lier les pensionnats à toute une série d’autres politiques qui, prises ensemble, montrent clairement que des actions génocidaires continuent d’avoir lieu en lien avec le système éducatif plus large, la privation de nourriture et de soins de santé, les stérilisations forcées, les meurtres de femmes et filles et personnes 2ELGBTQQIA+ autochtones, les déplacements forcés, les enlèvements d’enfants par le système dit de protection de l’enfance, les violences physiques et psychologiques par les forces de l’ordre, l’incarcération démesurée et discriminatoire…

Jérôme Melançon est professeur titulaire en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent généralement sur les questions liées à la coexistence, et notamment sur les pensionnats pour enfants autochtones, le colonialisme au Canada et la réconciliation, ainsi que sur l’action et la participation politiques. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie (MétisPresses, 2018).