Puisse ce discours faire prendre conscience des dangers qui menacent la nature et de la nécessité d’agir afin de préserver un avenir commun où chacun pourra se développer, progresser et s’épanouir dans le respect de la diversité.
Chers collègues, apprenants et amis,
Je voudrais partager avec vous une réflexion sur la surconsommation et sur les dangers que font peser nos modes de vie actuels sur la nature et sur l’environnement […]. La réflexion qui suit n’est pas exhaustive. C’est une approche plutôt philosophique d’un sujet très complexe. La question qui m’est venue à l’esprit et qui est en fait l’intitulé de cette allocution est la suivante : «Comment redevenir humain?» Il me semble que tout apprenant d’une filière technique comme la vôtre se doit d’être confronté, plutôt que d’être tenu à distance, de sujets comme ceux dont je veux parler aujourd’hui. Je pense même que nous devrions faire le nécessaire pour disposer d’un temps de réflexion comme celui-ci l’année prochaine.
Nous vivons une époque assez troublée et troublante, c’est le moins qu’on puisse dire. Tout conduit à consommer, à acheter, à dépenser, puis à recommencer… Un cycle infernal, sans arrêt. Un peu comme si nous étions convaincus que le bonheur se trouve là, dans cette curieuse façon de vivre que j’appelle l’immédiateté, mais qui est en réalité devenue non seulement ennuyante, mais destructrice. Comme si le fait de posséder toujours davantage rendait plus fort et meilleur, meilleur qu’autrui… Nous en sommes-là, malheureusement, à notre grand damne… Et nous n’avons que nos yeux pour pleurer.
Pourtant, nous le savons depuis longtemps déjà. Tout ce que nous possédons contient une histoire, souvent invisible. À titre d’exemple, un vêtement a pris forme à la suite de champs brûlés par des pesticides. Une voiture, si belle et puissante soit-elle, n’est possible que grâce à des tonnes de fumées polluantes. Derrière un téléphone portable résident des terres éventrées pour rechercher quelques grammes de métal précieux. Oui, nos modes de consommation actuels sont des traces à la surface du globe. Résultat des courses : les forêts diminuent; privés d’oxygène, les océans et les cours d’eau étouffent; le climat se dérègle sous nos yeux; les glaciers disparaissent petit à petit sous l’effet du réchauffement climatique; partout dans le monde, la biodiversité est en chute libre… Et pourtant, nous continuons comme si de rien n’était. «Tout va bien, madame la marquise. La Terre en a vu d’autres, elle supportera».
Tel est du moins l’avis de certains de nos contemporains les plus insouciants, ceux-là mêmes qui ignorent les recommandations du GIEC ou qui refusent simplement de prendre l’exacte mesure des dangers qui nous guettent. Que leur faudra-t-il pour finalement comprendre que mère nature est fragile, qu’elle n’est pas infinie? Si elle est bel et bien confiée à l’homme, comme il est dit dans la Bible (Genèse 1, 28 et 2, 15); si un théoricien et père fondateur du libéralisme comme John Locke a pu écrire que le droit de propriété résulte du «travail notre corps et de l’œuvre de nos mains» («Deuxième traité» du Gouvernement civil, 1760), personne avant nous, que je sache, n’a jamais recommandé de prendre plus à la nature que ce dont on a besoin. Et pourtant, chaque année, nous puisons dans les ressources, nous dépensons plus que ce qu’elle ne peut offrir.
Chers amis, la situation est devenue grave. Puisque nous vivons à l’image d’héritiers imprudents, qui dilapident leur fortune, la question suivante se pose avec acuité : Qu’avons-nous l’intention de laisser en héritage? Voulons-nous des forêts dévastées pour les générations futures, des cours d’eau pollués et remplis de plastique? Si nous voulons préserver un monde digne de ce nom, habitable, plus généreux, plus humain, est-il alors raisonnable de poursuivre dans la voie destructrice entreprise au 19e siècle, à l’ère industrielle, soit celle de l’anthropocène?
La réponse à cette question est sans doute complexe, ne serait-ce que parce qu’elle exige des sacrifices et des concessions, tant sur le plan individuel que collectif. C’est d’ailleurs en partie l’une des raisons pour laquelle les gouvernements actuels renoncent à bon nombre de politiques jugées trop restrictives pour leur population, mais qui s’inscrivaient initialement dans un vaste plan mondial destiné à freiner les changements climatiques et le réchauffement de la planète. Il semble que nous n’avons tout bonnement pas compris que changer n’est pas renoncer, mais simplement apprendre à redécouvrir l’essentiel de ce qui fait de nous des humains dignes d’une grandeur d’esprit : la beauté d’un objet réparé, le plaisir de partager, au lieu d’accumuler, la satisfaction d’un plat local et simple plutôt que l’excès et l’exotisme. En clair, la sobriété, laquelle doit être pensée non comme une contrainte, mais comme le nouveau sentier de la liberté.
Dans sa Lettre à Ménécée, le philosophe et fondateur de l’épicurisme, Épicure, explique que la vraie liberté n’est jamais dans le trop-plein. Elle consiste dans un juste équilibre entre ce que nous avons, qui est naturel et nécessaire, et ce à quoi nous aspirons, mais qui n’est pas toujours à notre portée et qui est susceptible de nous rendre malheureux à force de le désirer. Ainsi, il nous revient de réapprendre à juger afin de vivre en harmonie, avec nous-mêmes et avec la nature. Inévitablement, cet art de vivre, que suggéraient déjà dans l’Antiquité les épicuriens et les stoïciens, doit nous conduire à imaginer une société où la réussite ne se mesurerait pas selon le bien-être matériel, mais davantage d’après la santé des écosystèmes, les relations humaines, la paix, la simplicité, l’amour de la nature.
Il ne s’agit pas d’utopie. Ce n’est pas non plus une injonction, mais une façon de vous encourager, vous qui êtes jeunes, pleins d’énergies, débordants d’idées, à inventer des petits gestes qui contribuent à changer le cours des choses, voire à sortir de l’engrenage de la surexploitation et de la surconsommation. Refuser le superflu, choisir le durable, acheter moins, préférer la proximité, c’est réapprendre à bien juger et à redonner sens à nos vies. C’est aussi le bon moyen de redevenir plus humain. Nous le savons tous, mais nous feignons de ne pas le comprendre : la surconsommation est une pure illusion. Elle nous promet le bonheur, alors qu’en réalité elle nous appauvrit. Le simple fait qu’elle ne contienne pas de limite rend la surconsommation vide de sens, de direction, de fin humaine honorable.
Chers amis, chers apprenants, le véritable bonheur est ailleurs : dans le silence d’une forêt, dans la puissance naturelle d’un ours, dans le regard d’un orignal, dans les vagues de la mer qui se jettent avec force sur le rivage, dans le rire d’un enfant qui respire; bref, dans ces moments et ces espaces qui sont vitaux pour nous, que nous avons su protéger et qui nous ramènent à des valeurs essentielles. «La Terre est la quintessence de l’humanité», nous dit Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne (1958). C’est notre maison commune. Elle nous murmure constamment, mais nous ne l’écoutons pas suffisamment. Elle nous dit : «Prenez soin de moins comme je prends soin de vous». Mieux : elle nous demande de la traiter avec respect et dignité, car elle est porteuse de vie et d’oxygène. Choisissons donc la vie plutôt que les excès, la destruction et le gaspillage. Offrons ainsi aux générations futures une planète où il fera encore beau de chanter et de s’émerveiller.
Ce monde ne nous appartient pas. Nous en sommes plutôt les gardiens et les responsables. Cette responsabilité ultime et essentielle, sur laquelle Hans Jonas insiste dans son Principe responsabilité (1979), pointe vers la nécessité d’agir, du fait de la puissance technologique de l’Occident qui agresse chaque jour un peu plus la nature, la biosphère, et ainsi menace l’humanité d’une autre catastrophe. Agir en urgence, mais nullement de manière aveugle, c’est là que réside la dignité de tout être humain. Chers amis, chers apprenants, formulons à l’unisson le vœu que cette nouvelle année scolaire nous rendra plus humains. Je vous remercie.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) synthétise les études sur les effets du changement climatique.
Glossaire – Principe responsabilité : «Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre.»