Nicolas Sarkozy, président de la République française. L’image a été prise lors de la remise du Prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle (Allemagne). Photo : א (Aleph), CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons
En effet, si la faute commise par l’ancien président français est grave, historique, inédite, la tempête politique et médiatique qu’elle a soulevée est profondément troublante : un déferlement de menaces à l’égard des juges, des cris d’indignation et de colère contre l’État de droit, sans compter des pleurs feints, pour un homme qui se croyait lui-même au-dessus des lois.
Oui, ce qui me choque, moi, Français d’adoption, ce n’est pas seulement la faute, mais le fait que certains s’insurgent contre une justice qui a osé inscrire le nom d’un ancien président dans le registre des condamnés.
Mais pourquoi Nicolas Sarkozy a-t-il été condamné? Parce que la justice a estimé qu’il avait bénéficié, pour sa campagne de 2007, de financements occultes en provenance du régime libyen du dictateur Mouammar Kadhafi. Des valises d’argent, des circuits de transferts dissimulés, des intermédiaires troubles; bref, tout un système parallèle où la raison d’État se confondait avec les réseaux de l’ombre.
La démocratie mise à l’épreuve
Le verdict est finalement tombé : corruption, financement illégal et recel de fonds étrangers. L’ancien président est désormais incarcéré. Cette décision symbolise une justice qui a refusé de fléchir. Pourtant, dans le vacarme des plateaux de télévision et sur les réseaux sociaux, on a assisté à une étrange inversion du réel : le condamné serait victime, la justice coupable et la République injuste. D’ailleurs, l’ancien président s’est lui-même présenté comme martyr.
Depuis, ses partisans continuent de hurler au complot et certains ministres oublient la réserve que leur impose leur charge. Le plus haut représentant du pouvoir judiciaire, censé être le garant de la neutralité de l’État, est même allé rendre visite à son ancien mentor en prison. Scène invraisemblable où la séparation des pouvoirs a pris des airs de fiction.
Dans cette affaire, les sentiments se sont enflammés dans un théâtre de loyauté aveugle. L’épouse, Carla Bruni, a pris un malin plaisir à arracher le bonnet du micro du journaliste de Mediapart venu couvrir l’annonce du verdict, tout en accusant la presse d’acharnement. Quant aux fils de l’ancien président, ils ont organisé une manifestation de soutien, devant la demeure familiale, le jour du départ de leur père pour la prison. La foule scandait : «Sarkozy! Président!» Pendant ce temps, les Français observaient, impuissants, la transformation d’une affaire judiciaire en un drame quasi dynastique.
Mais ce mépris pour la justice n’est pas né d’hier. Il porte la marque d’un homme qui, lorsque président, s’était autorisé à qualifier les magistrats de «petits pois sans saveur». Anodine en apparence, cette phrase en dit long. Elle trahit un rapport vertical au pouvoir : celui pour qui la loi est un instrument, non une limite. Le mépris est une habitude, et tout porte à croire que la justice, pour Sarkozy, pourtant avocat de formation, n’a jamais été un arbitre, mais un ennemi. Or, ce sont justement ces «petits pois» qui ont rappelé à l’ancien chef d’État que la justice n’est pas une hiérarchie d’hommes, mais une pyramide de lois, toutes vouées à la défense et à la protection de l’intérêt général.
L’ancien président est désormais incarcéré. Cette décision symbolise une justice qui a refusé de fléchir.
Socrate et Sarkozy : deux attitudes opposées face à la loi
Si l’affaire Sarkozy a montré que la colère contre la justice peut vite se transformer en réflexe partisan, en réalité, elle traduit un fait beaucoup plus grave. Elle nous dit quelque chose — mais qui l’entend encore? — du rapport de certains politiques à la règle commune. Dans l’histoire française, la justice a toujours été suspecte aux yeux des puissants. Cette fois, l’attaque vient de ceux qui devraient la défendre. Cette inversion — moment où le politique s’érige contre la loi — est un symptôme inquiétant d’une République qui s’oublie.
À ce stade, un détour par l’Antiquité s’impose. La condamnation de Nicolas Sarkozy n’est pas celle de Socrate en -399. Le parallèle éclaire cependant notre époque. Socrate, accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse, fut condamné par la justice athénienne (le tribunal de l’Héliée). Il aurait pu fuir, on lui proposa en effet, mais il refusa. Dans le Criton, où il fait une prosopopée des lois, Socrate considère que la loi, même injuste, reste la condition de la vie commune. Penseur, soldat et citoyen, Socrate accepta la ciguë au nom de la cohérence civique. Il savait que la cité ne peut survivre si chacun choisit quelles lois il juge dignes d’être respectées.
Sarkozy — comme tous ceux qui le soutiennent — a choisi la contestation de principe, la dénonciation publique, là où Socrate voyait dans la justice un lien sacré. Là où l’Athénien a voulu préserver la cité, le président déchu s’est érigé en victime pour préserver son prestige. La comparaison n’est pas moralisatrice, elle est politique. Dans une démocratie, la grandeur ne réside pas dans l’impunité, mais dans la capacité à se soumettre à la règle commune. Ainsi, loin d’affaiblir la République, l’incarcération de Sarkozy prouve que nul n’est au-dessus de la loi.
Mais les réactions suite à cet emprisonnement montrent combien cette évidence est devenue fragile. Beaucoup préfèrent une République du sentiment à une République du droit — une justice de clan plutôt qu’une justice de principe. Dans l’affaire Sarkozy, cette confusion s’est encore exprimée dans un langage particulier, celui du soupçon (loin du doute méthodique cartésien). Tout verdict défavorable est interprété comme une vengeance, tout juge une marionnette idéologique. La justice cesse d’être une institution, elle devient un adversaire. Et dans cette rhétorique du complot permanent, la vérité n’a plus sa place.
Défendre l’État de droit
Ce n’est plus le droit qui tranche, mais la force de persuasion, la puissance médiatique, le capital politique. La République se transforme alors en arène, où la loi n’est qu’un accessoire de communication. Disons les choses simplement : attaquer la justice, c’est saper le socle même de la démocratie. La justice est ce qui sépare l’État de droit du chaos. Tel que l’explique Socrate aux contradicteurs sophistes, Thrasymaque et Calliclès, elle n’est pas parfaite, mais c’est la seule barrière contre un pouvoir tout-puissant et arbitraire. Lorsque des responsables publics, anciens ou actuels, affaiblissent sa légitimité par leurs mots, ils minent silencieusement la confiance du peuple en l’État.
Ce n’est plus le droit qui tranche, mais la force de persuasion, la puissance médiatique, le capital politique.
Celles et ceux qui prétendent défendre Nicolas Sarkozy au nom de la liberté oublient sans doute que celle-ci sans loi n’est que le masque du privilège. Visiblement, l’avertissement de Rousseau n’a pas été retenu. La vraie liberté, celle que le contrat social protège, c’est celle qui fixe des limites communes. C’était aussi ce qu’avait compris Socrate, mais que Sarkozy et son entourage semblent méconnaître. L’un a accepté de mourir pour que la loi demeure au-dessus de lui; l’autre refuse de plier pour que son nom demeure intact. Entre les deux, il y a tout l’écart qui sépare la sagesse antique de la vanité contemporaine.
L’affaire Sarkozy laissera une trace durable, non par la condamnation elle-même, mais parce qu’elle a révélé la fragilité du lien républicain lorsqu’il n’est pas respecté. Il reste toutefois une lueur d’espoir : celle d’une justice qui tient bon, malgré les attaques et les insultes. Cette justice, imparfaite, mais courageuse, est aujourd’hui le dernier bastion de l’égalité réelle. Et il faut la défendre, non parce qu’elle a raison contre un homme — qui voudrait qu’à Nicolas Sarkozy soit réservé le même sort qu’à Socrate en -399? —, mais parce qu’elle protège la République contre elle-même.
Dans cette histoire, les « petits pois » ont eu le dernier mot. Ils n’ont ni la prestance des puissants, ni la gloire des tribuns, mais ils ont la dignité de ceux qui appliquent la loi sans trembler. Mais si d’aventure il s’avérait qu’en appel, ses juges ont eu tort de condamner l’ancien président, alors Nicolas Sarkozy redeviendrait un homme libre. Ce jour-là, la justice et le droit auront, une fois encore, rappelé qu’un État ne tient debout que par eux.
Glossaire : Impunité : le fait d’être au-dessus des lois