Dans son plus récent ouvrage, Nexus (2024), Yuval Noah Harari mentionne que, outre ses bienfaits, il y a des chercheurs, des inventeurs et des entrepreneurs, incluant Elon Musk, qui voient dans cette forme d’intelligence un phénomène destructeur de l’humanité. D’ailleurs, lorsqu’on interroge ChatGPT sur les dangers de l’IA, on obtient tout bêtement : désinformation, cybercriminalité, discrimination, chômage, déclin cognitif…
Plus proche et tout aussi inquiétant, c’est que la jeunesse se tourne massivement vers les réseaux sociaux et des applications avec de puissants algorithmes dans l’espoir de réussir et de trouver du sens. Là se joue, peut-être, à travers l’IA générative cette fois, un enjeu décisif à la fois pour l’avenir de la jeunesse et pour notre monde commun.
En discutant récemment avec une collègue de travail, j’expliquais que l’IA me prive de la faculté de ressentir et d’imaginer. L’outil possède assurément des informations auxquelles je ne pense pas à l’instant T. Cela dit, pour Platon, penser, c’est se ressouvenir. Quant au fait d’écrire, je réalise que c’est d’abord un acte intérieur qui demande énormément de temps et d’énergie.
L’expérience intérieure
L’écrivain George Simenon a souvent évoqué la dimension physique et mentale très intense de l’écriture (cf. «Apostrophes» de Bernard Pivot, 1981). Celui qui pouvait rédiger un roman en quinze jours et perde jusqu’à trois kilos à chaque fois, comparait son activité à une transe : il s’enfermait dans une pièce, coupé du monde, pour écrire d’un seul jet, au point de transpirer littéralement sous l’effort. Oui, écrire est un acte physique, une confrontation avec sa vraie nature…
Sans critiquer injustement, l’échec de l’IA, si échec il y a en bout de ligne, pourrait sonner le glas des espoirs de notre jeunesse, de plus en plus victime de l’ignorance et des fausses nouvelles. Dans un propos sur l’éducation, qui rappelle Hannah Arendt et Léo Strauss, l’écrivaine Marguerite Yourcenar dit ceci :
«Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties (…). J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation (…). Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète (…). On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé (…). On essaierait de le familiariser (…) avec les livres (…). On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible (…). On lui apprendrait à aimer le travail (…) et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées » (Les Yeux ouverts, 1980).
Tous les grands écrivains, poètes et philosophes perçoivent leur époque à travers le prisme des expériences passées, ce qui explique qu’ils pensent souvent à contre-courant. Notre système d’éducation actuel tient absolument à ce que l’IA devienne un vrai sujet dans les écoles et les parents militent aussi pour son déploiement. Il ne s’agit pas de s’y opposer. Mais, comme je le dis si souvent aux élèves, si l’IA peut améliorer l’expérience de l’écriture, elle ne permettra jamais de traduire ce que l’on ressent profondément à travers le souvenir d’une tarte au citron, le chagrin lié à la chute de maman dans l’escalier de la cave ou les promenades en forêt en hiver. Ceux qui pensent le contraire conduisent au fiasco.
Écrire, c’est d’abord une expérience sentimentale. L’IA, produit artificiel de l’intelligence humaine, ne peut décrire avec finesse et précision nos sentiments et nos émotions. Pour la simple raison que lorsque j’évoque le plaisir intense que provoque en moi une tarte au citron, à la fois sucrée et acidulée, je ne peux qu’en parler vaguement. Par analogie avec le temps chez saint-Augustin, je sais tout le plaisir éprouvé de la tarte, mais si l’on me demande aussitôt de le décrire, j’en suis incapable. On atteint ici les limites de l’IA… Il n’y a que l’écriture personnelle, l’expérience du poids des mots, pour traduire et exprimer, si tant est que ce soit possible, le vécu humain.
Pourquoi s’adapter ?
Il n’y a pas si longtemps, en mars, dans article du journal Le Monde, je lisais que le premier ministre français, François Bayrou, souhaite amorcer «une reconquête de l’écrit à l’école». J’avoue être très impatient de lire la suite. L’IA est partout. Impossible de revenir en arrière. Si bien que, pour la jeunesse, cela pourrait être un véritable drame, une catastrophe. Entre la crainte d’une autorité des savoirs (laquelle?) et la fuite en avant par une IA impénétrable, pas simple d’y voir clair. Quelques jours plus tard, un reportage sur France 2 expliquait que l’IA permet désormais de traduire nos pensées (ce qui était déjà possible pour Stephen Hawkins atteint du syndrome de Lou Gehrig).
Supposons que des récepteurs neuronaux puissent traduire ce que nous ressentons vraiment, serions-nous encore humains? Vous devinez ma pensée : il y a tant de vérités farfelues en ce monde et l’IA en est une. Impossible de traduire les sentiments et les émotions, même avec des capteurs neuronaux… Des décisions de justice sont rendues grâce à l’IA, les banques peuvent y recourir pour une demande de prêt personnel, le domaine de la santé va pouvoir améliorer nos conditions de vie, etc. Mais en matière d’expression de soi, il n’y a que l’écriture personnelle, activité au cours de laquelle notre corps est en parfaite adéquation avec l’esprit au service de la réflexion.
L’IA ne saurait se substituer à ce pouvoir magique. C’est sans doute l’instrument le plus puissant dont nous disposons pour résister aux obscurantistes et aux fabricants de réalités parallèles. L’union du corps et de l’esprit que synthétise le moment d’écriture offre un espace de résistance face à une IA impersonnelle susceptible de se mettre au service d’un leader charismatique et dévoré d’ambition. Le réalisme impose en effet de reconnaître que nous sommes entrés dans une ère où le pouvoir est devenu l’unique réalité et l’information une arme.
Or, l’écrivain, le penseur, le chercheur savent que l’information n’est jamais la matière première de la vérité, ni seulement une arme. Si nous voulons exercer une maîtrise de l’IA, nous ne devons pas nous contenter simplement de discours rassurants et naïfs. L’IA ne peut se limiter à la question de savoir comment rédiger un travail, préparer ses enseignements, organiser un conseil de classe, ni d’ailleurs à ses conséquences environnementales.
Écrire, penser, résister…
Les enjeux suscités par l’IA sont énormes. Pour parler comme Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958), «c’est une question politique primordiale que l’on ne peut (…) abandonner aux professionnels». Bien que la tarte au citron, le tendre souvenir de maman et les hivers en forêt soient des expériences entièrement différentes, elles demeurent pourtant similaires. C’est le travail de la pensée que d’opérer des distinctions, des nuances, des ressemblances, des associations. L’IA ne dispose pas de la faculté d’imaginer, encore moins du pouvoir d’écrire à notre place.
Aucun pouvoir tutélaire, aucun chef autoritaire, aucune IA au potentiel totalitaire ne saurait contrôler ce pouvoir humain. L’esprit humain se tient dans une brèche, à mi-chemin entre un passé qu’on dit révolu et un futur incertain. Plus que jamais auparavant, nous devons penser dans cette brèche, sans béquilles ou prothèses de substitution.
La situation dans laquelle se tient l’esprit humain en 2025 est loin d’être confortable. L’analogie du penseur avec le soldat est pertinente. Nous sommes en temps de guerre intellectuelle. Chacun de nous doit tenir fermement la position qu’il occupe. L’expérience des soldats ukrainiens montre que c’est le seul moyen de préserver son honneur et sa dignité. Or, comme la brèche devient de plus en plus béante, le danger peut surgir à tout instant. L’époque actuelle ne laisse en effet aucun répit.
Est-ce vraiment à ce combat spirituel que réfère François Bayrou, agrégé de lettres, lorsqu’il évoque une «reconquête de l’écrit» ? J’en doute. Même si ce l’était, la ministre l’éducation, une technicienne, l’en empêcherait peut-être, elle qui affirme ne pas connaître grand-chose à l’éducation. Confrontés que nous sommes à cette destinée qu’est l’IA, il n’y a pourtant qu’un seul parti pris vital digne du pouvoir humain et humainement compréhensible, c’est le choix d’Achille : être courageux.
Pour nous, êtres de raison et de sentiments, c’est par l’écriture que nous menons le combat, avec l’espoir d’extraire l’ennemi des tranchées et de lui arracher la victoire. Ce qui est en jeu à travers le pouvoir croissant de l’IA, c’est notre liberté : liberté d’écrire, de ressentir, d’imaginer, de concevoir. Cette liberté, qui n’a aucun prix, est une expérience du temps vécu et éprouvé, pour parler Henri Bergson. Si l’IA contribue bel et bien à une «grande démission de l’intellect» (Laurent Alexandre dans Le Figaro, 30 mars 2025), elle nous prive également de sensibilité, ce qui est tout aussi inquiétant.
Glossaire – Charismatique : Qui est doté d’une autorité irrésistible, presque inné