le Jeudi 15 mai 2025
le Lundi 12 mai 2025 18:03 Chronique «esprit critique»

Le Canada au siècle prochain…

«Il faudra surtout au premier ministre Carney une volonté ferme et courageuse». Photo : Julien Cayouette – Francopresse
«Il faudra surtout au premier ministre Carney une volonté ferme et courageuse». Photo : Julien Cayouette – Francopresse
Il y a trente ans, en mars 1965, dans un ouvrage désormais légendaire, Lament for a Nation (Est-ce la fin du Canada? Lamentation sur l’échec du nationalisme canadien, 1987), le philosophe canadien de langue anglaise, George Parkin Grant, prophétisait que la fin du Canada ne se fera pas par le fracas des armes, mais dans une indifférence tranquille d’un peuple absorbé par un empire culturel étranger.
Le Canada au siècle prochain…
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Cette fragilité ne tenait pas tant pour Grant à un vaste territoire ou encore à un manque de ressources. Elle venait davantage du fait que ce pays, né d’un compromis entre colonisateurs européens, porté par la promesse d’un développement paisible et d’un pluralisme harmonieux, ne s’est pourtant jamais réellement défini de manière pleinement assumée et ancrée. Pour cette raison, en effet, le Canada n’est pas une nation au sens tragique du terme, comme le sont par exemple les nations européennes, en particulier française et allemande, ou encore la nation américaine, mais plutôt une construction politique inachevée, soumise plus que jamais, en 2025, aux vents contraires de l’histoire qui soufflent avec force.

La question électorale cruciale

Si l’élection fédérale du 28 avril portait sur un choix légitime entre libéraux et conservateurs, entre progressistes et populistes, elle posait aussi une autre question bien plus fondamentale : celle de savoir si le pays possède encore un avenir en tant qu’entité souveraine, unie et cohérente dans ses valeurs et ses choix. Quiconque prend au sérieux les lamentations de George Parkin Grant, avouera que la réponse n’est pas évidente. 

En 1965, Grant écrivait que le Canada était en train de disparaître – non pas géographiquement, mais spirituellement, culturellement, politiquement – dans le giron d’un empire américain (l’«américanisme saxonisant») dont la logique technocratique et marchande dissolvait toute forme d’altérité nationale. Ce que Grant nommait la «fin du Canada», c’était effectivement la capitulation tranquille devant une puissance hégémonique culturelle anglo-saxonne, néolibérale, technicienne, mondialisée. Soixante ans plus tard, la prophétie de Grant résonne toujours avec beaucoup d’acuité.

Moment de doute

À bien regarder les choses en face, un pessimisme semble s’être installé, qui n’est pourtant pas du tout le tempérament des Canadiens… Force est de constater que le Canada est aujourd’hui confronté à toutes sortes de défis. D’abord, la polarisation idéologique qui s’est intensifiée, si bien que le centre politique paraît s’effondrer. En outre, dans ce si grand pays de 10 millions de kilomètres carrés, des régions s’opposent. Dans l’Ouest, l’Alberta regarde vers les États-Unis et ses marchés, tandis que le long du Pacifique, la Colombie-Britannique est tournée depuis longtemps vers l’Asie. Quant au Québec, foyer de la langue française avec l’Acadie, il continue de défendre son exception culturelle et politique. Enfin, les provinces atlantiques, où a pris naissance le Canada, se sentent oubliées. Faut-il ajouter à cela que le Grand Nord souffre en silence et que l’Ontario, moteur historique de l’économie canadienne, vacille entre centralité et perte d’influence?

Si je persiste à penser pour ma part que les Canadiens sont naturellement optimistes et confiants, pourtant, l’imaginaire collectif semble en panne. Le récit national paraît effectivement brouillé. Le multiculturalisme est devenu une formule creuse que l’on répète souvent sans en saisir les tensions profondes. La réconciliation avec les peuples autochtones reste un vœu pieux. Aussi, notre économie est tributaire de forces extérieures, principalement américaines. Enfin, la jeunesse, elle, loin d’embrasser un projet national, se cherche plutôt un avenir, voire jusque dans une identité planétaire sans ancrage ou dans un radicalisme politique. 

Ce qui fait une nation

Tous ces facteurs politiques, sociologiques, identitaires et économiques réunis soulignent l’urgence d’un sursaut lucide et courageux pour redéfinir le Canada. Si j’ai parlé de George Parkin Grant, que je connais bien puisque j’ai consacré une partie de mes études de philosophie à ce penseur, c’est parce que sa vision du Canada est très actuelle. Grant avait compris une chose fondamentale : la souveraineté et l’identité ne sont pas d’abord une question militaire ou monétaire, mais culturelle et spirituelle. Un pays meurt non seulement quand ses institutions s’effondrent, mais également quand ses citoyens cessent de croire que ce pays vaut la peine d’être défendu, imaginé, transmis. 

George Parkin Grant, un conservateur au sens noble du terme, par comparaison avec certains conservateurs actuels qui n’ont que l’étiquette, voyait dans le Canada un espoir de résistance à l’homogénéisation américaine du monde. Grant rêvait d’un pays enraciné, fier et capable de dire non au vacarme du progrès. Ce rêve est aussi le mien. Autant dire que le Canada est encore une réalité. L’élection fédérale de 2025 a démontré que nous sommes un peuple qui sait se tenir debout et solidaire face aux forces de dissolution que sont l’ultra-médiatisation, les algorithmes polarisants, le mépris de la nuance, la montée de la démagogie, la faiblesse intellectuelle, la réduction du débat politique à des affrontements vides et partisans. 

Le temps du dialogue

Face à tous ces symptômes, qui sont souvent ceux d’une démocratie épuisée, le Canada a même montré au reste du monde la marche à suivre… Mais l’élection du nouveau premier ministre, Mark Carney, si positive soit-elle, ne suffira pas sans doute à calmer certains esprits radicaux et mal intentionnés. Carney sait qu’il faudra, au contraire, une refondation du pacte fédéral canadien, à savoir : outre un dialogue réel avec les Premières Nations, un rééquilibrage des pouvoirs provinciaux, ainsi qu’une relance de l’économie canadienne basée sur un équilibre fragile entre exploitation des ressources, respect de l’environnement et développement social. 

Mais, comme de raison, il faudra surtout au premier ministre Carney une volonté ferme et courageuse. Sans doute la même volonté que celle que voyait Grant à son époque en la personne du premier ministre conservateur John Diefenbaker (1957-1963). Diefenbaker, c’était pour Grant l’exemple d’une résistance parfaite, héroïque, face à la lâcheté et à la trahison de hauts fonctionnaires vendus aux libéraux, de ne pas céder à la tentation impériale de Washington de faire du pays une banlieue culturelle, un 51e État en quelque sorte. 

Une mémoire vivante

Et pourtant, tout n’est pas perdu. Car ce pays, malgré ses hésitations, porte en lui une richesse unique : celle de ses tensions. Il est à la fois autochtone, francophone, anglophone, immigrant. Il nous appartient de faire du Canada autre chose qu’un lamento. Si bien que, dans le siècle prochain, les Canadiens pourront dire :

 « Souvenir d’un temps passé,

Où la politique était affaire de cœur.

Les politiques parlaient avec conviction,

Les Canadiens y croyaient.

Les débats étaient enflammés,

Tant d’idées s’affrontaient avec passion.

Les Canadiens se sentaient écoutés,

Leur voix comptait dans les décisions.

Les élections de 2025, moment de vérité,

Où les Canadiens ont choisi leur avenir, avec angoisse.

Malgré tout, le Canada était un pays de rêve,

Où les gens s’accrochent à l’espoir, malgré les tempêtes.

Un pays de diversité, de tolérance et de liberté,

Où les citoyens cherchaient à construire un avenir meilleur ». 

Mais surtout, les Canadiens du siècle prochain pourront de nouveau reprendre à l’unisson ces paroles du théologien anglican Richard Hooker (1554-1600) cité par George Parkin Grant dans Lament for a Nation : «La postérité saura que nous n’avons pas permis, dans un silence indifférent, que les choses s’éteignent comme dans un rêve».

Glossaire – Postérité : qui englobe ce qui vient après