Les années 1990 ont vu une expansion significative de l’agenda international. Les Nations unies ont introduit le concept de «sécurité humaine» (freedom from fear et freedom from want) (ONU, 2016; PNUD, 1994), tandis que l’OCDE a officialisé l’aide publique au développement. Ces approches ont été enrichies par des courants postcoloniaux et critiques qui remettaient en question la reproduction des inégalités et la dépendance des pays du Sud. Un nouveau vocabulaire a émergé, promettant de transcender les limites étroites de la pensée sécuritaire centrée sur l’État.
Pourtant, les pratiques américaines récentes en matière de coopération au développement semblent reconfigurer ces cadres de manière inquiétante. L’aide est de plus en plus subordonnée à des impératifs géostratégiques et sécuritaires : gestion des États fragiles, instrumentalisation de l’aide dans la lutte contre le terrorisme et utilisation des fonds de développement comme outil de gestion des migrations. Cette évolution montre que la sécurité et le développement ne peuvent plus être considérés séparément. Comme l’ont noté certains experts, la sécurité humaine compose une nouvelle grammaire où les vulnérabilités du Sud deviennent des préoccupations centrales, mais aussi l’objet de nouvelles conditionnalités (Mogire, 2022; Bigo, 2023; 2002; Paris, 2001).
Cette transformation constitue l’arbre qui cache mal une forêt d’épuisement hégémonique, ouvrant la porte à de nouveaux acteurs et une fenêtre d’opportunité pour le renouvellement du système de coopération internationale.
La fatigue d’un empire
La situation actuelle des États-Unis illustre ce que certains observateurs qualifient d’«empire fatigué» (Nye, 2015 et 2011; Mann, 2003; Bacevich, 2002; Woode-Smith, 2018), expression qui illustre bien l’une des raisons du démantèlement de l’impérialisme européen. Dans le cas de la décolonisation des Afriques, l’expression «décolonisation débarras» a même été utilisée, traduisant ainsi l’idée d’épuisement de l’empire colonial. Étirés sur plusieurs fronts, de l’Ukraine à la Chine en passant par l’Afrique, les États-Unis peinent à maintenir leur rôle d’hégémon incontesté. La dispersion de leurs ressources, combinée à des tensions internes, alimente les craintes d’une profonde instabilité et relance le débat sur la pérennité de la puissance américaine.
Confrontés aux fractures internes, aux divisions économiques et sociétales qui affligent actuellement le pays, ravivant les spectres des conflits civils passés, les États-Unis semblent avoir fait le choix de ne plus «s’occuper des écuries alors que la maison brûle»…, soit, comme on dirait en bon français, un u-turn qui s’éloigne de leur vision hégémonique des années 1990.
Loin de signifier un déclin irréversible, l’évolution du leadership américain dans la gestion des biens communs mondiaux révèle avant tout l’anachronisme d’une hégémonie politique unidimensionnelle. Elle nous invite à penser la géopolitique à travers le prisme de zones d’influence fluctuantes (Buzan et Lawson, 2016; Acharya, 2014), sans doctrine idéologique figée. Dans ce contexte, la politique américaine de coopération au développement, indissociable des nouveaux impératifs sécuritaires, peut être comprise comme un ajustement stratégique d’un empire cherchant à préserver ses intérêts (MAGA oblige!), tout en se repositionnant dans un système international de plus en plus concurrentiel et fragmenté.
Le virage d’une politique
Le démantèlement, ou du moins le désengagement progressif des États-Unis de l’ordre multilatéral mondial, nous oblige à repenser les fondements mêmes de la coopération internationale. Les anciens cadres, construits à une époque où le pouvoir était bipolaire puis unipolaire, peinent à saisir les nuances de notre présent multipolaire, pour certains, apolaire pour d’autres. L’aide au développement tend de plus en plus vers une logique de l’endiguement par l’aide (containment aid). Plutôt que de favoriser le développement autonome, elle se préoccupe de contenir les populations du Sud «sur place», gérer les risques de débordement (spillover effects) et externaliser les contrôles migratoires et sécuritaires loin des frontières du Nord.
Cette sécurisation de l’aide, aux orientations prophylactiques, représente plus qu’un changement de politique : elle incarne une transformation philosophique dans la manière dont le Nord global conçoit sa relation avec le Sud global. Les vulnérabilités qui auraient pu autrefois être traitées par la solidarité sont désormais principalement considérées comme des menaces (pour la sécurité) à gérer. La migration devient un problème à contenir à la source. Les États fragiles deviennent tout simplement des incubateurs potentiels du terrorisme, nécessitant une intervention préventive. Le développement devient conditionnel au respect des agendas de sécurité du Nord.
Pourtant, ce contexte difficile offre des possibilités de réinventer la coopération internationale. La diffusion du pouvoir crée un espace pour des voix et des approches alternatives. Les organisations régionales, les cadres de coopération Sud-Sud, les acteurs non étatiques et même certains leaders du Sud façonnent de plus en plus les programmes de développement indépendamment des conditions traditionnelles imposées par les donateurs. Le monopole dont jouissaient autrefois les institutions du Nord dans la définition du développement s’érode.
Que signifierait la construction d’un ordre international véritablement coopératif dans ce contexte? Tout d’abord, il faudrait reconnaître que la sécurité et le développement ne peuvent être séparés artificiellement, mais aussi refuser de laisser les préoccupations sécuritaires prendre le pas sur les priorités de développement. Les vulnérabilités du Sud sont réelles, mais elles ne constituent pas d’abord et principalement des menaces pour la sécurité du Nord : ce sont des défis humanitaires qui nécessitent de la solidarité et non de la gestion.
Deuxièmement, le renouvellement du système de coopération internationale impliquerait de reconnaître que l’expertise en matière de développement n’est pas le monopole des institutions du Nord. Les connaissances locales, les solutions régionales et les partenariats Sud-Sud offrent souvent des approches plus adaptées au contexte et plus durables que les interventions standardisées (ONU, 2025; Abrahamsen, 2004) conçues à Washington ou à Paris.
Troisièmement, il est plus que temps de s’attaquer aux inégalités structurelles inhérentes au système économique mondial qui rendent le développement véritable si difficile. L’aide, même réformée, ne peut compenser les relations commerciales inéquitables, les régimes de propriété intellectuelle qui restreignent le transfert de technologie ou les systèmes financiers qui favorisent la fuite des capitaux et du capital humain des pays pauvres vers les pays riches.
L’aube d’une nouvelle nuit
La reconfiguration du pouvoir mondial offre une chance – pourvu qu’on veuille la saisir – de dépasser le paternalisme et l’instrumentalisation qui ont longtemps caractérisé les relations Nord-Sud. Alors que nous traversons une période de turbulences mondiales, nous pourrions nous rappeler que le déclin d’un géant n’est jamais simplement une chute. C’est une opportunité offerte à d’autres de créer un autre monde.
Loin d’être une simple prolongation de l’ordre passé, la coopération internationale pourrait se redéfinir avec audace, humanisme et humilité. Pour ce faire, les puissances du Nord devront renoncer sincèrement à leur prétention de fixer unilatéralement les conditions de l’engagement. Les acteurs du Sud devront affirmer leur capacité d’action et leur vision avec confiance. Au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, on n’a plus de choix que d’accepter que la complexité et l’incertitude croissantes de notre monde signent l’acte de naissance d’un monde post-occidental (Acharya, 2014) et sonnent le glas d’une gouvernance plus inclusive que jamais!
Glossaire – Inhérent.e : Qui n’existe que par rapport à un sujet, à une manière d’être qui lui est intrinsèque