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DOSSIER SPÉCIAL : JASPER, UN AN APRÈS LES FEUX
Les 9 et 10 juin dernier, la rédaction s’est rendue à Jasper pour prendre le pouls d’une industrie touristique en reconstruction près d’un an après l’incendie qui a frappé la région. Comment l’industrie se relève-t-elle? Quelles sont les perspectives pour les travailleurs, les entrepreneurs et les visiteurs?
À travers ce numéro spécial, nous vous proposons un regard humain et ancré sur les réalités du terrain : mobilisation de la francophonie locale, résilience des personnes déplacées, relance économique, transformation des sentiers et autant de récits portés par celles et ceux qui font revivre Jasper.

Suzanne et Yves ont beaucoup déménagé depuis la perte de leur maison. Ils ont notamment passé plusieurs mois à l’hôtel. Photo : Courtoisie
Depuis l’été 2024, Suzanne Villeneuve avance sans repères. Elle et son mari, Yves Marchand, font partie des quelque 2000 résidents qui ont tout perdu dans l’incendie. Et à l’approche du premier triste anniversaire de la catastrophe, l’espoir de pouvoir reconstruire leur maison dans un avenir rapproché commence à s’effriter.
«On s’est beaucoup déplacés depuis l’évacuation. On a commencé dans un sous-sol, puis on a vécu à l’hôtel pendant six mois. Après ça, on a passé trois semaines dans notre roulotte», raconte l’enseignante encore marquée par l’épreuve. «Je suis capable d’en parler maintenant parce que le temps a passé, mais ça n’a pas été facile.»
Dans l’étape la plus récente, le couple a obtenu une place dans l’une des unités temporaires installées par Parcs Canada en périphérie de la ville. Ces habitations, prévues pour répondre aux besoins urgents des travailleurs essentiels comme les enseignants, le personnel soignant et les travailleurs en construction, offrent un toit, mais peu d’espace.
«C’est vraiment mieux que notre roulotte, mais on ne se voit pas y rester longtemps», confie-t-elle. Surtout qu’avec un golden retriever, un chat et une vie à réorganiser, la cohabitation est «difficile», dit-elle. Le problème, c’est que ce qui devait être une solution transitoire risque de s’éterniser puisque la construction de leur domicile reste au point mort depuis plusieurs mois.
«Notre entrepreneur nous avait dit qu’en commençant la construction à la mi-avril, on aurait notre maison à Noël. Mais là, on n’a même pas de permis. Rien n’a commencé. Ça n’aboutit pas… J’ai un peu perdu espoir», déplore l’enseignante à l’École Desrochers.

La maison de Suzanne Villeneuve et Yves Marchand a été engloutie par les flammes. Photo : Courtoisie

Jason Stockfish, sa femme Krissten et leurs deux enfants font, eux aussi, partie des sinistrés. Photo : Courtoisie
Changement de cap
Face à cette attente sans échéance, le couple a tranché : ils retourneront vivre au Québec en 2025. Yves est déjà reparti et Suzanne le rejoindra à la fin de l’année scolaire. «J’ai beaucoup de peine. C’était important pour moi d’être présente cette année et de contribuer à la résilience de la communauté… mais je ne me vois pas attendre comme ça encore un an.» Elle prend une pause, puis ajoute : «Un jour, on va l’avoir, notre maison. Et elle va être belle».
La famille de Jason Stockfish aurait pu se retrouver dans cette même précarité si ce n’avait pas été de la générosité d’une connaissance. «Un ami d’un voisin», dit-il. Quelques jours après l’incendie, celui-ci a décidé de transformer son logement Airbnb en unité locative pour les accueillir. «On a eu de la chance. Il pourrait facilement le louer 150, même 200 dollars la nuit à des touristes. Mais il nous fait un prix beaucoup plus raisonnable», souligne-t-il, reconnaissant.
Comme Suzanne Villeneuve, Jason, sa conjointe et leurs deux enfants attendent toujours la reconstruction de leur maison qui a été balayée par les flammes. Mais, là encore, le processus piétine. «On n’a pas vraiment de ligne du temps. C’est flou. On a vu les plans, choisi les couleurs des murs… Mais d’après ce que je comprends, il manque toujours le permis de construction. On espère que ça débloque bientôt. Ça fait presque un an qu’on attend. »
Si dans l’intervalle, l’idée de quitter Jasper lui a traversé l’esprit, le père de famille ne s’y est jamais vraiment accroché. Ses enfants, déjà secoués par la perte soudaine de leur foyer et de leurs repères, avaient besoin de stabilité, raconte-t-il. «Je sens comme une responsabilité de rester. De créer de nouveaux souvenirs pour eux. Et d’aider la communauté à se relever.»
Alors, il trouve des façons, petites mais efficaces, de garder l’espoir vivant : parler des couleurs des chambres, imaginer les décorations, dessiner mentalement les contours du futur chez-soi. Mais certains manques resteront impossibles à combler. Ce ne sont pas les murs qu’il regrette le plus, mais les souvenirs. Les photos. Les objets qu’aucune assurance ne peut remplacer.
«C’est pareil pour tout le monde qui a perdu sa maison. Même si on fait des réclamations, ce qu’on nous rembourse, c’est la boîte à 30 dollars. Pas ce qu’elle contenait», laisse-t-il entendre.

Les décombres de la maison familiale des Stockfish après l’incendie. Photo : Courtoisie
Parc national de Jasper
Jasper se trouve en territoire fédéral, ce qui complexifie les démarches de reconstruction. Toute nouvelle construction, même pour remplacer une maison détruite, nécessite une approbation de Parcs Canada, propriétaire des terrains.
À cela s’ajoutent des enjeux de main-d’œuvre, de disponibilité des matériaux et d’assurances encore en traitement.

Jennifer Ottaway, qui a perdu son logement dans l’incendie, est également artiste.
Photo : Gabrielle Audet-Michaud
Enjeu systémique
Les défis que rencontrent Suzanne Villeneuve et Jason Stockfish sont loin d’être isolés. Avant même l’incendie de 2024, Jasper était déjà aux prises avec une grave pénurie de logements. La catastrophe n’a fait qu’en amplifier les effets. Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que les déplacés aient du mal à se reloger.
Dans cette petite municipalité de 5000 habitants à l’année, le taux d’inoccupation frôle d’ailleurs 0% depuis 2014. Et chaque année, quelque 12 000 travailleurs saisonniers viennent encore alourdir la pression sur le marché locatif. Une étude menée en 2022 évaluait à 609 le nombre d’unités saisonnières manquantes.
Depuis la catastrophe, les locataires se retrouvent aussi parmi les plus durement touchés. Plusieurs ont perdu leur toit, notamment les résidents du Pine Grove Senior Citizens Manor, un immeuble pour personnes âgées qui a été entièrement détruit. Sa reconstruction n’est pas prévue avant plusieurs années.
«Ça pourrait prendre jusqu’à trois ans avant que ce soit terminé», confie Jennifer Ottaway, une ancienne locataire de l’endroit. Faute d’avoir pu trouver un logement temporaire après l’incendie, elle campe depuis plusieurs mois. «Je pense que nous ne sommes plus que quatre locataires sur plus de trente à être restés. La plupart sont partis.»
Elle-même quittera Jasper cet hiver pour trouver un meilleur confort. «Je vais aller à Grande Cache. J’ai des amis qui m’ont offert un sous-sol», explique-t-elle.
Sur le terrain où elle campe encore pour l’instant, quelques jeunes dorment aussi sous la toile, mais la majorité des sinistrés vivent aujourd’hui dans des roulottes ou des unités temporaires. Des solutions de fortune dans une crise qui s’éternise.
En attendant que Jasper se reconstruise, la communauté s’accroche ainsi à ce qu’il lui reste : la solidarité, la patience et cette conviction qu’un jour, la vie normale reviendra.

Des unités temporaires ont été aménagées par Parcs Canada à la périphérie de Jasper. Photo : Arnaud Barbet
Glossaire – Piétiner : Ne pas progresser