DOSSIER SPÉCIAL
Le Campus Saint-Jean, entre continuité et transformations
Depuis 1908, le Campus Saint-Jean continue d’être un pilier important de la francophonie albertaine. Ce dossier explore les enjeux et dynamiques que traversent actuellement l’institution, et plus largement, le milieu universitaire en Alberta. De la formation en ligne à l’intégration des nouveaux arrivants sur le marché du travail grâce à un programme offert au Campus, en passant par le recours judiciaire toujours en cours entre l’ACFA, l’Université de l’Alberta et le gouvernement provincial, plusieurs volets sont mis en lumière (retrouvez 5 articles dans nos pages).
IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO
Le Franco : Bonjour monsieur Carey. Parlez-moi d’abord de ce qui vous a poussé à vous impliquer au sein de la francophonie albertaine et au Campus Saint-Jean (CSJ).
Jason Carey : Une des choses que ma conjointe et moi, on se disait, lorsqu’on conduisait d’Ottawa à Edmonton en plein milieu de l’hiver, au moment de notre déménagement en Alberta, c’est qu’on ne savait pas vraiment ce qu’était la francophonie albertaine. On se disait qu’on allait devoir se parler en français à la maison pour s’assurer de maintenir [notre langue].
Quand j’ai appris que le [Campus Saint-Jean] enseignait une partie de la première année de génie, je me suis dit que ce serait une manière de redonner à la francophonie, de m’y impliquer. Mais je savais [aussi] qu’il n’y avait pas de cours que je pouvais enseigner, alors si je voulais aider au niveau académique, ce serait dans un poste d’administrateur…
Là, j’ai vraiment hâte parce qu’une de nos grandes nouvelles, c’est qu’à partir de 2026, on aura la première année complète de génie au CSJ. Je vais pouvoir finalement donner un cours de conception en français! Ça va être une de mes grandes joies!
Le Franco : Vous avez pris plusieurs actions pour diversifier l’offre de cours afin de mieux répondre aux divers intérêts des francophones. Pourquoi est-ce une priorité pour vous?
Jason Carey : C’est notre raison d’être. On veut offrir le plus de programmes possibles, mais tout en [demeurant dans les limites] du raisonnable. Je vais donner des exemples.
Si on prend trois de nos programmes – celui de génie, le baccalauréat bilingue en [administration des affaires] et le baccalauréat bilingue en sciences infirmières –, ce sont des programmes dont le nombre de demandes est bien plus grand que le nombre d’admis [du côté anglophone]. Logiquement, il y a des personnes étudiantes qui ne rentrent pas directement dans ces programmes [contingentés], mais ça ne veut pas dire qu’ils ne sont pas bons. En génie, on refuse des étudiants qui ont des moyennes de 85%!
S’ils veulent venir au [Campus] avec 83% ou même moins, je sais qu’il y a en a une cinquantaine qui serait capable de venir ici et réussir. On veut continuer dans cette même logique.
Le Franco : Vous évoquez le baccalauréat bilingue en administration des affaires. Il sera offert sous une nouvelle forme à partir de 2027. Pouvez-vous me parler des raisons pour lesquelles une telle refonte était nécessaire?
Jason Carey : Lorsque l’Alberta School of Business [a fait] de son baccalauréat une entrée directe, ça a eu un impact sur nos programmes… Comme ils admettent les gens directement, ça a rendu nos programmes de première année beaucoup moins attrayants.
Ce qu’on va faire, c’est que notre programme en administration des affaires va lui aussi devenir une entrée directe. On va maintenir la première année, qui [contiendra] non seulement des cours préparatoires, mais aussi des cours de business. On va avoir des cours en français durant toutes les années aussi. Certains cours sont spécialisés, ce qui va nous permettre de travailler avec les entreprises de la francophonie, on va pouvoir mieux les intégrer.
Une des ententes qu’on a avec la School of Business, c’est qu’on veut que la moyenne d’entrée pour la cohorte francophone soit un peu plus basse. On pourra dire [aux jeunes issus de] la francophonie de venir dans notre programme, qui sera moins compétitif [à l’inscription], mais qui leur offrira une meilleure éducation et leur permettra de répondre aux besoins du monde des affaires francophone et anglophone.
Le Franco : Est-ce que le nouveau diplôme sera délivré uniquement par l’Alberta School of Business ou envisagez-vous une formule qui reconnaîtrait également les compétences acquises en français au Campus Saint-Jean?
Jason Carey : On essaie de trouver une façon d’avoir un programme qui reconnaît que les personnes finissantes sont passées par les deux parties de l’institution. Les deux décanats pourraient être à la cérémonie de la collation des grades. On est en négociation pour cette partie-là.
Le Franco : Depuis quelques mois, le Campus Saint-Jean offre des cours à double reconnaissance qui permettent d’obtenir des crédits à la fois au secondaire et au postsecondaire. Est-ce que cette formule peut aussi devenir un levier stratégique pour encourager davantage d’élèves à poursuivre leurs études universitaires en français?
Jason Carey : L’idée derrière ça, c’est qu’on sait que les conseils scolaires francophones et les écoles d’immersion française n’ont pas nécessairement tous accès à la même diversité de cours que leurs compères anglophones. On voulait s’assurer de pouvoir aider le milieu scolaire en rendant disponible une offre de cours qui permettrait de compléter la leur et en donnant une voie d’accès au Campus Saint-Jean [par la même occasion].
Des cours ont été identifiés dans chacun de nos programmes pour les aider à faire cette transition. C’est une façon aussi de voir ce qu’est un cours universitaire. Celui qui est offert présentement est un cours d’introduction à la microéconomie.
[…] En contrepartie, c’est aussi une méthode de recrutement pour nous, et de montrer ce que fait le CSJ. Selon moi, ça devrait aider à notre visibilité et ça pourrait aider à montrer aux étudiants les possibilités et la valeur de continuer leur parcours en français après le secondaire. Il y a en plusieurs qui se disent qu’ils vont arrêter le français après le secondaire, mais s’ils veulent maintenir leur impact, ils doivent aller à la prochaine étape, le niveau universitaire ou collégial.
Une des beautés du Campus, c’est qu’on n’est pas juste universitaire, on a le Centre collégial de l’Alberta, on a l’École de langues… Il y a beaucoup de choses qu’on peut offrir, c’est une belle manière de leur montrer ça.

L’intelligence humaine doit déterminer si quelque chose a du bon sens ou pas, il faut former les personnes étudiantes à penser», explique Jason Carey
Le Franco : Vous avez annoncé récemment le démarrage d’un service de navigateurs pour les étudiants internationaux francophones qui va permettre de développer les services d’admission et de navigation spécifiques pour eux. Plusieurs établissements postsecondaires francophones ont d’ailleurs récemment souligné les défis liés à l’intégration des étudiants internationaux lors d’un symposium organisé à l’Université d’Ottawa. Quels sont les défis de votre population étudiante internationale en termes de barrières administratives, linguistiques ou logistiques?
Jason Carey : On sait que le CSJ devrait être un phare de l’immigration francophone hors Québec. On sait aussi que les personnes étudiantes internationales ont des besoins très spécifiques. On voulait s’assurer de bien les encadrer à partir du moment où ils choisissent de faire leur première demande jusqu’à la fin de leur programme d’étude. On veut les aider à s’intégrer dans la francophonie ici, […] les guider et les aider à comprendre le milieu de l’éducation.
L’Université de l’Alberta nous appuie aussi, ils ont des recruteurs qui vont dans les pays francophones maintenant, ils aident les gens pour leurs visas en français. Mais on s’attend à beaucoup de demandes au niveau international [dans les prochaines années], alors on a besoin de quelqu’un qui va s’occuper de l’admission spécifiquement du côté international. Il sera un peu comme l’ange gardien pour s’assurer que tout le monde va bien.
Le Franco : À quel point est-ce important de développer des partenariats avec des universités africaines pour recruter des étudiants francophones de l’international?
Jason Carey : Beaucoup de nos efforts sont là. Le recruteur international francophone de l’Université de l’Alberta est allé au Togo, au Maroc. On vise la Tunisie, le Sénégal et plusieurs autres pays pour faire des ententes. Il faut penser aussi à Haïti… Il y a beaucoup de gens qui vont éviter les États-Unis dans les prochaines années. On doit penser comment on peut en attirer ici et pas seulement au Québec. Le Campus a d’ailleurs réduit ses frais de scolarité pour être plus compétitif.
Le Franco : Parlez-moi des effets de cette réduction des frais de scolarité.
Jason Carey : L’an passé, quand on a fait ça, on avait diminué les frais de 32 000$ à 19 000$. C’est un peu comme une bourse, pour les encourager à venir ici. On a fait ça pour rester compétitifs. Éventuellement, les frais vont probablement remonter, mais pour l’instant, dans les cinq prochaines années, je ne m’imagine pas changer ça. On doit créer cette offre pour les étudiants internationaux. On commence à voir que le message se rend.
Le Franco : La population étudiante est d’ailleurs en augmentation depuis deux ans et pas seulement du côté des étudiants internationaux. Êtes-vous sur la bonne voie pour atteindre vos objectifs de croissance?
Jason Carey : On voit plus de personnes étudiantes dans nos salles de classe, dans nos corridors. On a présentement 904 demandes pour septembre 2025. L’année passée, le total [des étudiants], c’était 707 et il y avait déjà eu une augmentation de 30%. Si on a augmenté [la population] de 150 étudiants l’année passée, je peux m’imaginer qu’on va augmenter de 200 à 225 étudiants en 2025.
On va dépasser le cap des 1000 personnes étudiantes pour la première fois de notre histoire. On s’en vient bien sur notre vision. On espère arriver à 1500 élèves à Edmonton et 500 à Calgary. On voudrait que 25% de notre population soit formée d’étudiants internationaux.
Le Franco : Le Campus a lancé «Changer l’histoire», son nouveau plan sur l’inclusion. L’établissement met désormais l’accent sur les concepts d’accès, de communauté et d’appartenance plutôt que sur l’EDI qui a été vivement critiquée ces dernières années. Est-ce que c’est difficile de parler d’inclusion, de diversité et d’équité dans notre climat politique actuel?
Jason Carey : Je ne sais pas si c’est plus difficile. Ce que le plan fait, c’est de renforcer notre volonté d’aider chaque personne à se sentir incluse. On veut que toutes les personnes étudiantes sachent qu’elles appartiennent à notre communauté. Ça va au-delà du changement de terminologie. Cela reflète un engagement plus profond en faveur d’une création d’une communauté universitaire où chacun peut s’épanouir. C’est vraiment ça. Il y a des gens qui veulent créer une division; nous, ce qu’on essaie de dire, c’est que tout le monde est le bienvenu à l’Université de l’Alberta et au Campus Saint-Jean.

Jason Carey prend le temps de rencontrer des étudiants dans les couloirs du Campus. Photo : Courtoisie
Le Franco : Depuis que les outils d’intelligence artificielle sont accessibles au grand public, les établissements universitaires doivent aussi faire face à cette nouvelle réalité. Quel impact l’IA a-t-elle sur l’enseignement et la recherche au Campus Saint-Jean?
Jason Carey : Ce qu’on veut au Campus, c’est s’adapter. On doit le faire de façon prudente, mais on sait très bien que les personnes étudiantes vont s’en servir. […] Ne pas s’adapter, c’est comme de dire, on refuse l’utilisation de la calculatrice et on reste au boulier compteur. C’est une évolution normale, mais il faut juste bien l’encadrer, l’utiliser pédagogiquement et même montrer aux étudiants comment s’en servir.
ChatGPT ou Gemini, dont on encourage l’utilisation, va (sic) donner une réponse, mais ce n’est peut-être pas la bonne réponse. L’intelligence humaine doit déterminer si quelque chose a du bon sens ou pas, il faut former les personnes étudiantes à penser.
Nos professeurs, chercheurs et enseignants ont le droit de décider, dans le cadre de leur cours, s’ils vont permettre l’utilisation de l’intelligence artificielle ou pas. C’est vraiment à eux de prendre cette décision et de cadrer les personnes étudiantes dans le contexte de leurs cours.
Du point de vue de nos opérations, on encourage les personnes à le faire du moment qu’ils ont suivi un cours pour apprendre à s’en servir. Ça peut économiser du temps pour aller faire autre chose.
Au niveau de la recherche, chaque chercheur doit décider comment utiliser l’intelligence artificielle. Ils ont certainement les bonnes règles de déontologie pour savoir comment s’en servir [de manière éthique].
Certains propos ont été adaptés pour en faciliter la lecture et la compréhension.
– La rédaction en chef
Glossaire – Contingenter : Quand le nombre d’admissions est limité