le Jeudi 29 mai 2025
le Jeudi 22 mai 2025 13:19 Éducation

Professionnels qualifiés, talents à ne pas gaspiller

Illustration : Andoni Aldasoro
Illustration : Andoni Aldasoro
Plusieurs nouveaux arrivants francophones en Alberta peinent à intégrer le marché du travail au moment de leur établissement dans la province, et ce, malgré leurs titres de compétences et leur expertise. Pour répondre à ces obstacles persistants, le Campus Saint-Jean a lancé, en mars 2025, le programme Entreprise de compétences qui cherche à favoriser leur intégration durable dans l’économie albertaine.
Professionnels qualifiés, talents à ne pas gaspiller
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DOSSIER SPÉCIAL

Le Campus Saint-Jean, entre continuité et transformations 

Depuis 1908, le Campus Saint-Jean continue d’être un pilier important de la francophonie albertaine. Ce dossier explore les enjeux et dynamiques que traversent actuellement l’institution, et plus largement, le milieu universitaire en Alberta. De la formation en ligne à l’intégration des nouveaux arrivants sur le marché du travail grâce à un programme offert au Campus, en passant par le recours judiciaire toujours en cours entre l’ACFA, l’Université de l’Alberta et le gouvernement provincial, plusieurs volets sont mis en lumière (retrouvez 5 articles dans nos pages). 

IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO

Daniel Tsoungui donne un coup de main pour le réaménagement de la bibliothèque. Photo : Gabrielle Audet-Michaud

Daniel Tsoungui espérait pouvoir décrocher un emploi dans le domaine administratif sans trop de difficulté au moment de s’installer à Calgary en décembre 2024. Après tout, il avait accumulé de nombreuses années d’expérience, notamment au sein de l’organisme public chargé de la sécurité sociale dans son Cameroun natal. Mais les mois ont passé et, malgré les nombreuses candidatures envoyées, le silence est demeuré total.

«Quand on commence la procédure d’immigration, parmi les critères d’admissibilité, on nous demande notre domaine d’études et notre expérience professionnelle. Comme ça fait partie des critères qui nous rendent admissibles, on se dit logiquement qu’on va pouvoir s’intégrer dans ce même domaine de travail. Mais une fois arrivé ici, c’est tout une autre réalité», lance-t-il. 

Le parcours de Daniel Tsoungui est loin d’être un cas isolé. De nombreux nouveaux arrivants rencontrent les mêmes obstacles : un marché de l’emploi qui valorise l’expérience canadienne, une reconnaissance des acquis parfois laborieuse et des procédures longues ou coûteuses pour reprendre des études. Ces freins ralentissent l’intégration économique – une tendance confirmée par les données officielles.

En mars 2025, le taux de chômage des immigrants établis en Alberta depuis cinq ans ou moins atteignait 12,8%, soit l’un des plus élevés au pays pour cette population. Seul le Nouveau-Brunswick affichait un pire bilan, avec 14,5%. À l’échelle nationale, la moyenne s’élevait, quant à elle, à 10,9%, selon Statistique Canada

Dans ce contexte, beaucoup de nouveaux arrivants se voient contraints de revoir leurs attentes. «En fait, on finit par se dire qu’on va accepter n’importe quel travail disponible, même si ce n’est pas dans notre domaine», insiste Daniel Tsoungui, père de trois enfants. Il rappelle qu’avec une famille à sa charge, rester sans emploi trop longtemps n’est tout simplement pas une option. «Même si, au départ, on peut vivre sur nos économies, il faut trouver du travail pour se sécuriser et s’autonomiser», insiste-t-il.

Richard Slevinsky, Ph. D., est responsable du programme Entreprise de compétences du Campus Saint-Jean. Photo : Courtoisie

Une première porte d’entrée

Face à ces défis, des solutions commencent à émerger. Lancée en mars, l’initiative du Campus Saint-Jean a pour objectif de briser ce cercle vicieux et offrir aux nouveaux arrivants leur première expérience canadienne. Le programme, appuyé par le gouvernement du Canada, le gouvernement de l’Alberta et l’Université de l’Alberta, cible des secteurs en forte demande – éducation, petite enfance, hôtellerie, tourisme, santé – et combine une formation accélérée à un stage sur le terrain. Il se donne en présentiel à Edmonton, mais aussi en ligne et au campus satellite de Calgary.

«Avec cette première expérience en Alberta et les outils qu’on va leur offrir, on espère qu’ils trouveront un emploi immédiatement ou dans une fenêtre de trois mois. Le succès du programme se mesure par rapport à l’insertion professionnelle», explique Richard Slevinsky, responsable de l’initiative.

Au moment de recevoir les candidatures pour la formation, il a été frappé par le profil des participants. Parmi eux, on trouve des diplômés en droit, des enseignants cumulant plus de trente ans d’expérience dans leur pays d’origine, des ingénieurs et d’autres personnes hautement qualifiées. Une réalité qui, selon le responsable, illustre l’ampleur du décalage entre les compétences réelles des nouveaux arrivants et les barrières qu’ils rencontrent pour accéder à un emploi digne de leur parcours.

«Nous avons intérêt à aider ces gens-là à participer à l’économie et à trouver du travail. Le danger, c’est que les gens arrivent ici et ne s’intègrent ni dans la communauté, la société ou sur le marché du travail», analyse-t-il.

Pendant quelques semaines, une première cohorte de vingt-trois participants a suivi une formation axée sur le milieu de l’éducation francophone. Un choix stratégique puisque ce secteur souffre d’une importante pénurie de personnel de soutien. Selon Richard Slevinsky, une vingtaine de postes sont actuellement vacants dans les écoles francophones de la province, notamment en aide pédagogique, à la bibliothèque ou à la réception. «Les conseils scolaires nous ont confirmé qu’ils avaient de la difficulté à recruter pour ces postes. On veut répondre à ce besoin», indique-t-il.

Les participants ont d’abord été sensibilisés aux réalités du système scolaire albertain à travers des études de cas. L’objectif : leur donner les outils nécessaires pour évoluer dans un cadre professionnel où les repères culturels et juridiques peuvent être très différents de ceux de leur pays d’origine. 

«Ici, en Alberta, si un élève entre dans l’école avec des bottes pleines de boue et qu’on lui demande de les enlever, il peut t’envoyer promener. Alors, tu fais quoi?», illustre le responsable du programme. «Les méthodes de discipline ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. C’est pourquoi on a pris le temps d’aborder les règles qui régissent les écoles d’ici. C’est important de ne pas aller à l’encontre de la loi scolaire», ajoute-t-il. 

Les participants effectuent désormais un stage de trois mois dans diverses écoles de la province, et ce, jusqu’en juin.

Sophie Mbougou participe aussi au réaménagement. Photo : Gabrielle Audet-Michaud

Repenser son avenir

Daniel Tsoungui fait partie de ceux qui ont répondu à l’appel. Il était fébrile à l’idée d’obtenir enfin une première expérience concrète de travail au Canada. «C’est tombé à pic», confie-t-il. Il est actuellement affecté à l’École La Mosaïque, dans le nord-est de Calgary, où il prête main-forte à la réorganisation de la bibliothèque.

Même s’il n’avait jamais envisagé de travailler dans le domaine de l’éducation, il se surprend aujourd’hui à envisager sérieusement de poursuivre dans cette voie. Il songe même à compléter le baccalauréat en éducation après diplôme de deux ans, offert au Campus Saint-Jean. Un virage qu’il accueille avec une certaine sérénité. 

«Pourquoi pas? Plutôt que de m’obstiner dans mon domaine de prédilection… Tant que je me sens épanoui et que je peux vivre décemment avec ma petite famille, c’est le plus important, affirme-t-il. Surtout que, pour le moment, ça se passe très bien. Le personnel est disponible, on a été bien accueilli. Les salaires en éducation sont bons, il y a de bons plans de retraite.»

Ce constat est également partagé par Sophie Mbougou qui tente, elle aussi, de se frayer un chemin sur le marché du travail albertain grâce au programme du Campus Saint-Jean. «Il faut payer les factures. Mes économies sont épuisées depuis longtemps. Qui sait, peut-être que je pourrais me passionner pour le domaine de l’éducation? Même si, à la base, mon rêve est de poursuivre dans ma filière…», résume-t-elle.

Ingénieure civile au Cameroun, elle ne s’imaginait pas, elle non plus, les nombreux obstacles qui l’attendaient au moment de s’intégrer au marché du travail albertain. «En raison du Programme pour les travailleurs qualifiés pour lequel j’ai postulé, je me disais qu’il devait y avoir une forte demande dans mon domaine. Ça a été très difficile à mon arrivée. Je ne savais pas que j’aurais tout un processus d’équivalence à faire», résume-t-elle.

Benoit St-Arneault et Christine Vezeau sont respectivement le directeur et la directrice adjointe de l’École La Mosaïque. Photo : Gabrielle Audet-Michaud

Ce système qui déçoit

À l’École La Mosaïque où Daniel et Sophie effectuent leur stage, la direction salue cette nouvelle collaboration, mais regrette que l’intégration professionnelle des nouveaux arrivants reste un défi aussi important. «On a vraiment eu le jackpot. Ce sont des travailleurs exceptionnels. Il faut aider ces personnes-là à intégrer le marché du travail. C’est une perte collective s’ils ne sont pas intégrés », affirme le directeur d’école, Benoit St-Arneault.

Lui et la directrice adjointe de l’école, Christine Vezeau, disent observer les difficultés d’insertion professionnelle des nouveaux arrivants depuis plusieurs années, notamment à travers les familles immigrantes qui fréquentent leur école. Ensemble, ils dépeignent un tableau peu reluisant. «C’est la même chose année après année. On parlait avec des personnes qui ont vécu leur processus d’immigration, il y a dix ans, et c’était la même chose.» 

Ils déplorent aussi le manque de transparence dans le processus d’immigration. «On leur promet le rêve canadien, mais il y a un gros manque de transparence. On ne leur dit pas qu’ils sont peut-être ingénieurs dans leur pays, mais que ça ne fonctionne pas ici. On se ramasse avec des concierges qui ont des doctorats. C’est inacceptable et irresponsable», explique le directeur d’école.

Sa collègue renchérit. «Non seulement ils ne sont pas en connaissance de cause lors de leur arrivée, mais, en plus, ils ont peu d’accompagnement une fois qu’ils sont ici. Mis à part les organismes d’accueil et les églises, bien entendu», mentionne-t-elle.

Un rêve qui coûte cher 

Pour Daniel Tsoungui et Sophie Mbougou, l’accessibilité financière des programmes d’insertion professionnelle demeure un enjeu crucial. Selon eux, il est essentiel que des formations comme celle du Campus Saint-Jean restent abordables pour les nouveaux arrivants sous peine d’en compromettre l’accès.

Daniel rappelle que l’installation au Canada exige déjà de puiser dans la totalité de ses économies. Il estime que son projet d’immigration lui a coûté près de 25 000$ canadiens, une somme colossale, surtout avec le taux de conversion. «Quand on arrive, on a déjà beaucoup investi pour s’établir, alors dépenser encore, c’est difficile», souligne-t-il.

Le coût du programme actuel, fixé à 1500$, reste relativement «raisonnable» selon eux, mais sans aménagements particuliers, il aurait été hors de portée.

«C’est un ami que je me suis fait ici qui m’a aidée à payer la formation, sans quoi je n’aurais pas pu me le permettre», confie la mère de famille. De son côté, Daniel explique qu’il n’aurait pas pu débourser la somme d’un seul coup. «On a insisté pour que ce soit payable en plusieurs fois. On va payer trois versements de 500$, ce qui est beaucoup plus réaliste.»

Les participants ont également sollicité Richard Slevinsky afin d’explorer la possibilité d’une rémunération pendant leur stage, pour compenser le travail qu’ils feront. «Oui, c’est une formation qui a été conçue pour nous aider, mais, en même temps, on fait des tâches et un vrai travail à temps plein», conclut Daniel.

C’est à l’École La Mosaïque située dans le nord-est de Calgary que Daniel Tsoungui et Sophie Mbougou effectuent leur stage professionnel. Photo : Gabrielle Audet-Michaud

Glossaire – Cercle vicieux : Situation dans laquelle on est enfermé