IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO

Photo : Montage Andoni Aldasoro
DOSSIER SPÉCIAL
L’Alberta à la croisée des chemins dans sa gestion des dépendances
La crise des opioïdes a laissé des traces profondes en Alberta. Alors que le nombre de décès liés à la toxicomanie demeure alarmant, les réponses publiques se multiplient, mais pas toujours dans le sens souhaité.
À travers ce dossier, la rédaction explore de multiples facettes liées à ce fléau : resserrement des prescriptions médicales, fermeture de sites de consommation supervisée, tensions autour de l’itinérance et nouvelles stratégies de prévention dans les écoles. Et si les réponses émergent, les solutions ne sont ni toutes blanches ni toutes noires.
Selon l’Enquête canadienne sur la consommation de substances de 2023, près de la moitié des jeunes (48%) avaient consommé du cannabis au cours de la dernière année et 28% avaient utilisé des produits de vapotage dans le dernier mois. Ces proportions étaient nettement plus élevées que celles observées chez les adultes (30% et 7% respectivement).
Le sergent Marc Comeau, du service de police de Calgary, observe ces tendances de près dans le cadre de son travail d’agent de liaison dans les écoles. «C’est certain qu’il y a toujours de la drogue dans les établissements scolaires, affirme-t-il. Dans mon expérience, les jeunes consomment surtout du cannabis à travers des vapoteuses.» Rappelons d’ailleurs que l’utilisation du cannabis est illégale jusqu’à l’âge de 18 ans dans la province albertaine.
Cette forme de consommation, plus discrète, facilite l’accès, mais provoque aussi une certaine banalisation du produit. «On le voit beaucoup plus qu’avant. Ça fait dix ans que je suis dans le métier et je dirais que j’ai vu le vapotage vraiment augmenter en popularité ces dernières années», ajoute-t-il.
Les drogues plus dures, comme le fentanyl ou l’héroïne, semblent, quant à elles, circuler très peu dans les établissements scolaires de Calgary. «Ça ne veut pas dire que ça n’existe pas du tout, mais, de mon côté, je vois beaucoup moins de cas liés à ce type de substances», nuance le sergent.
Pour repérer ce genre de situations à temps et désamorcer les comportements à risque, la présence des agents de liaison scolaire – appelés school resource officers (SRO) – joue un rôle essentiel. Affectés directement aux établissements scolaires, ces policiers interviennent autant en matière de sécurité que de prévention, souvent en étroite collaboration avec les écoles. Selon le sergent Comeau, cette approche permet non seulement de maintenir un climat scolaire sécuritaire, mais aussi de créer un lien de confiance avec les élèves.
«L’idée, ce n’est pas de judiciariser les jeunes qu’on surprend avec de la drogue, mais de les orienter vers du soutien», explique-t-il. Le programme de diversion mis en place à Calgary privilégie justement l’accompagnement plutôt que la répression. «On met en place des mesures pour aider l’élève et sa famille. Et les résultats sont là : si je ne me trompe pas, 92% des jeunes qui ont participé au programme n’ont commis aucun autre délit l’année suivante.»
Le programme d’agents de liaison scolaire est freiné par un manque criant de ressources, constate le sergent Marc Comeau. «On n’a tout simplement pas assez de personnel pour faire le travail comme on le voudrait. Ce sont des enjeux budgétaires, mais aussi une [question] de pénurie : il n’y a pas assez de policiers, point», déplore-t-il.
Cette réalité limite également la portée du programme dans les écoles francophones, où les besoins particuliers ne peuvent pas toujours être comblés. Marc Comeau est à ce jour le seul agent de liaison bilingue au sein du service de police de Calgary.

Marilyn Houde est gestionnaire de programme pour le Projet Appartenance. Photo : Courtoisie
Une collaboration nécessaire
La prévention en matière de drogues repose avant tout sur un travail d’équipe. Il n’est pas rare que le sergent Comeau collabore étroitement avec la direction des écoles fréquentées par des élèves vulnérables afin de discuter de leur situation et d’envisager des solutions adaptées. Selon lui, les ressources en place dans les établissements scolaires sont efficaces, surtout lorsqu’elles s’inscrivent dans une approche concertée.
«On ne travaille pas en silo. Que ce soit avec le Calgary Board of Education, le Conseil catholique ou le FrancoSud, [on mise sur] la collaboration : direction, enseignants, intervenants et police. On agit tous ensemble pour soutenir les jeunes. Les écoles ont en masse de ressources en place à l’interne aussi», souligne-t-il.
Un constat partagé par Marilyn Houde, gestionnaire de programme pour le Projet Appartenance, qui accompagne les élèves francophones du sud de l’Alberta. Le Conseil scolaire FrancoSud est actuellement en train de développer une nouvelle procédure en matière de toxicomanie afin de mieux encadrer la consommation de substances psychoactives chez les jeunes. «On ne veut pas juste punir l’élève, mais lui offrir des ressources en fonction de là où il se trouve dans le continuum de la dépendance», explique-t-elle.
Dans cette optique, le Conseil scolaire entend renforcer ses partenariats avec des agences externes, y compris les agents de liaison, pour mieux soutenir les jeunes les plus vulnérables. «Chaque personne qui ajoute son petit grain de sel contribue à éduquer les jeunes pour qu’ils soient mieux outillés à faire des choix éclairés», ajoute-t-elle. La mise en œuvre de cette nouvelle approche est prévue d’ici la fin du calendrier scolaire 2024-2025 ou au moment de la prochaine rentrée.
Bien qu’elle reconnaisse l’importance des efforts déployés en matière de prévention et insiste sur la nécessité de rester vigilants, Marilyn Houde se réjouit que les cas de consommation active demeurent, pour l’instant, relativement peu fréquents au sein du FrancoSud. «Ce n’est pas un gros morceau de notre Conseil», affirme-t-elle.

Andrée Nobert-Bennett est la directrice générale adjointe du CSCN. Photo : Courtoisie
Une impression partagée ailleurs dans la province. Du côté du Conseil scolaire Centre-Nord (CSCN), la consommation en milieu scolaire semble tout aussi exceptionnelle. «Il arrive qu’un élève se présente à l’école sous influence, mais c’est plutôt rare. En fait, c’est très rare», indique Andrée Nobert-Bennett, directrice générale adjointe.
Selon elle, lorsque des situations de consommation se présentent, elles se déroulent généralement en dehors du cadre scolaire et sont le plus souvent signalées au personnel par d’autres élèves ou par des membres de la famille. «Par exemple, le meilleur ami pourrait aller voir un enseignant et dire “mon ami fait des choses risquées, je ne sais pas trop quoi faire”. C’est plutôt comme ça qu’on l’apprend. Et dès que c’est signalé, on agit», relate-t-elle.
Pour renforcer la prévention, le Conseil scolaire FrancoSud mise sur le programme universel Dévelop’Action élaboré par l’organisme communautaire québécois Action Toxicomanie. «On aborde les facteurs de protection, par exemple, qui sont hyper importants», précise Marilyn Houde.
Au nord de la province, le CSCN mise, quant à lui, sur le Projet ESPOIR, déployé dans l’ensemble de ses écoles. Quatre intervenants y sont dédiés et un de leurs mandats est précisément de sensibiliser les jeunes aux risques liés à la drogue. «On intervient surtout de la 7e à la 12e année, en abordant la surconsommation et l’importance de faire des choix de vie sains», explique Andrée Nobert-Bennett.

Le travailleur en établissement scolaire du PIA, Thibaut Nguini. Photo : Courtoisie
De la prévention à faire chez les élèves immigrants
Si la consommation de drogues demeure relativement marginale dans les écoles francophones, certains groupes d’élèves présentent toutefois une vulnérabilité accrue, notamment les jeunes issus de l’immigration. Pour Thibaut Nguini, travailleur en établissement scolaire pour le Portail de l’Immigrant Association (PIA), les stratégies de prévention doivent être adaptées aux réalités sociales et culturelles propres à ces jeunes.
«Il y a chez plusieurs un réel besoin d’éprouver un sentiment d’appartenance à la communauté qui les accueille. Et ça, c’est à la fois positif et négatif, explique-t-il. C’est positif parce qu’ils veulent s’intégrer, découvrir la culture, s’ouvrir aux autres. Mais le revers, c’est qu’ils veulent tout essayer. Et quand ils sont entre amis, dans des contextes qu’on ne peut pas toujours encadrer, c’est là que le risque de glisser vers des comportements dangereux peut apparaître.»
La posture de fragilité des jeunes immigrants face aux drogues n’est pas liée à un plus grand attrait pour ces substances, insiste-t-il, mais bien à un contexte d’intégration précis où le désir de se conformer peut l’emporter sur la prudence. Lorsqu’une situation préoccupante est repérée, l’intervenant travaille en étroite collaboration avec les équipes-écoles et d’autres spécialistes pour agir avec délicatesse.
«Comme travailleurs en établissement, nous sommes limités aux activités de sensibilisation. S’il y a un cas à gérer, comme cela m’est arrivé récemment, je peux faire appel à une travailleuse sociale pour intervenir auprès de la famille et établir un accompagnement adapté», indique-t-il.
Si vous désirez en savoir plus ou parler de vos difficultés :
- Action toxicomanie et Dévelop’Action : https://actiontox.com
- Maison Jean Lapointe : https://maisonjeanlapointe.org
- TAO Tel-Aide (ligne d’écoute empathique gratuite) : 1 800 567-9699 (24 heures par jour, 7 jours par semaine)

La directrice générale de la Maison Jean Lapointe, Anne Elizabeth Lapointe. Photo : Courtoisie
S’en tenir aux faits
Lorsqu’ils font de la prévention, les milieux scolaires francophones misent d’abord sur l’éducation en offrant aux élèves un maximum de renseignements objectifs afin qu’ils puissent faire des choix éclairés et responsables. «On essaie d’expliquer que toutes les drogues ont un effet sur le cerveau et que [la dopamine] peut être générée autrement», indique Marilyn Houde.
C’est une approche également défendue par la Maison Jean Lapointe, un organisme québécois reconnu pour son travail en matière de traitement, de prévention et de sensibilisation aux dépendances. «Notre rôle, c’est de transmettre une information objective, de déconstruire les fausses croyances. Ensuite, ce sont les jeunes qui prennent leurs décisions, mais au moins, ils le font en connaissance de cause, explique sa directrice générale, Anne Elizabeth Lapointe. On essaie de vulgariser le plus possible, pour que ce soit accessible.»
Un message qu’elle répète souvent aux élèves : les drogues illicites peuvent contenir d’autres substances que celles annoncées. Une réalité qui augmente considérablement les risques. «On leur donne un exemple simple : si tu te promènes dans la rue, que tu as très soif et que tu trouves une bouteille d’eau déjà entamée par terre… est-ce que tu bois l’eau? C’est la même logique avec les drogues», illustre-t-elle.
Depuis la légalisation du cannabis en 2018, l’organisme a aussi revu son discours auprès des jeunes concernant la marijuana. «Beaucoup d’adolescents croient que ce n’est pas dangereux, simplement parce que c’est légal», observe-t-elle. Mais avec l’accessibilité accrue des vapoteuses et des wax pens – des dispositifs à forte concentration en THC –, les risques de consommation excessive sont bien réels. «Il faut rappeler que ce n’est pas légal pour les mineurs et que ça a des effets sur le développement du cerveau», insiste la directrice générale.
Assez de prévention?
La prévention ne peut pas s’arrêter aux murs de l’école. Et selon Anne Elizabeth Lapointe, il en manque encore cruellement au pays. «Je siège au conseil d’administration du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) et le constat est clair : la prévention est insuffisante dans l’ensemble du Canada», affirme-t-elle.
L’organisme, qui propose des programmes de sensibilisation évalués et implantés dans plusieurs milieux scolaires, se dit prêt à accompagner les provinces qui souhaitent aller plus loin, y compris l’Alberta. «Notre programme est disponible en français et en anglais et on l’adapte aux réalités de chaque communauté. On va même dans certaines communautés autochtones. C’est du clé en main», souligne-t-elle.
Pour elle, investir dans l’éducation préventive est non seulement nécessaire, mais urgent. «On voit concrètement la différence lorsque les jeunes sont bien informés. La prévention a un énorme impact, les études le démontrent», conclut-elle.
Glossaire – Judiciariser : Faire appel au droit, à la justice pour régler une situation