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DOSSIER SPÉCIAL : JASPER, UN AN APRÈS LES FEUX
Les 9 et 10 juin dernier, la rédaction s’est rendue à Jasper pour prendre le pouls d’une industrie touristique en reconstruction près d’un an après l’incendie qui a frappé la région. Comment l’industrie se relève-t-elle? Quelles sont les perspectives pour les travailleurs, les entrepreneurs et les visiteurs?
À travers ce numéro spécial, nous vous proposons un regard humain et ancré sur les réalités du terrain : mobilisation de la francophonie locale, résilience des personnes déplacées, relance économique, transformation des sentiers et autant de récits portés par celles et ceux qui font revivre Jasper.

Jasper a encore beaucoup à offrir malgré les dégâts. Les alentours du lac Patricia, par exemple, n’ont pas été touchés. Photo : Arnaud Barbet
Le gravier crisse sous nos semelles, alors que Marie-Pierre Flipo-Bergeron s’avance, main tendue, sac sur le dos et sourire aux lèvres. C’est dans le stationnement d’Old Fort Point, à quelques minutes à pied du centre-ville de Jasper, que la guide de randonnée locale nous a donné rendez-vous pour une ascension jusqu’au sommet. L’objectif : profiter d’une vue à 360 degrés et observer de plus près les traces laissées par le feu de forêt du 22 juillet 2024.
«On a beau connaître le sentier par cœur, on ne le voit plus de la même façon depuis l’incendie», confie-t-elle d’emblée.
Dès le premier virage du sentier, les signes de destruction deviennent assez visibles. «Vous voyez, ici, ça a brûlé tout autour, les arbres sont complètement calcinés», ajoute-t-elle en désignant des troncs noircis et un sol marqué de cendres. Malgré l’ampleur des dégâts, le sentier demeure praticable, précise-t-elle, ce qui n’est toutefois pas le cas de plusieurs randonnées emblématiques du parc.
La Vallée des Cinq Lacs, le canyon Maligne, le lac Wabasso et le mont Edith Cavell font partie du club sélect qui ne pourra accueillir ni bottes ni bâtons de marche cet été. Autant de noms familiers qui, pour les habitués comme pour les touristes, résonnent comme une perte.
Pour de belles randonnées dans les Rocheuses.
Pour la guide de randonnée, cette nouvelle réalité impose de la flexibilité. Elle amenait habituellement l’essentiel de sa clientèle dans l’une ou l’autre de ces destinations. «Il reste encore des choses à faire, mais il va falloir être créatif! Ça ne me fait pas trop peur parce que “créatif”, c’est aussi mon deuxième nom», lance-t-elle d’un ton enjoué.
Malgré son optimisme, elle concède que l’été s’annonce plus difficile qu’à l’habitude. «Les sites les plus populaires ne sont plus praticables. Ça a aussi changé toute ma logistique, je dois vraiment connaître l’ensemble des sentiers par cœur maintenant.»
Au fil des derniers mois, la propriétaire de l’entreprise All Things Wild a également vu les annulations s’accumuler. Selon elle, les causes sont multiples : l’état des sentiers, bien sûr, mais aussi la rareté de l’hébergement, puisque plusieurs hôtels ont été détruits dans l’incendie.
«Plusieurs autobus de voyageurs ont annulé leur arrêt dans les Rocheuses. Et ça fait mal parce que, même si les randonnées rapportent de l’argent, ce qui nous fait vivre, ce sont les groupes touristiques. On leur fait des présentations, c’est une partie importante de notre travail», partage-t-elle.

Marie-Pierre Flipo-Bergeron est guide de montagne et propriétaire de l’entreprise All Things Wild. Photo : Arnaud Barbet
Au quotidien, Marie-Pierre Flipo-Bergeron accompagne des randonneurs souvent expérimentés, mais parfois inquiets à l’idée de croiser des animaux sauvages ou de perdre le signal cellulaire. Elle propose un encadrement personnalisé, avec la possibilité de fournir bâtons de marche, gourdes et sacs à dos sur demande.
L’entreprise All Things Wild a été fondée par la guide de montagne Kirsten Schmitten, puis rachetée par Marie-Pierre le 12 juillet 2024, à peine dix jours avant le feu de forêt qui a ravagé Jasper. La nouvelle entrepreneure a vu ses débuts bouleversés : elle estime avoir perdu entre
20 000$ et 25 000$ de revenus entre juillet et octobre, en raison des annulations.
Aujourd’hui, elle espère accroître sa visibilité auprès de la clientèle francophone et relancer pleinement ses activités au fil de la reconstruction du parc.
Plusieurs alternatives pour les randonneurs
Bien que certains sentiers populaires soient toujours inaccessibles, Jasper continue d’offrir une multitude d’options de randonnée. C’est le message que la guide de montagne ne cesse de marteler aux touristes qui souhaitent faire affaire avec son entreprise.
«Notre parc, là, il est gigantesque. Il fait plus de 11 000 kilomètres carrés! Oui, le feu a occasionné des dommages immenses, mais en même temps, si on compare à l’ensemble du parc, ce n’est pas grand-chose, c’est une “goutte d’eau”», lance-t-elle en balayant du bras l’horizon montagneux.
Un constat que partage aussi Ludovic Labbé-Doucet, chef d’équipe des services aux visiteurs du parc national de Jasper, rejoint par téléphone. «Il y a beaucoup de secteurs qui n’ont pas été affectés par les feux de forêt. En fait, la majorité des sentiers sont ouverts. Le champ de glace Columbia n’a pas été touché, le lac Maligne est intact… Les visiteurs peuvent facilement trouver une option qui leur convient», assure-t-il.
Il rappelle toutefois l’importance de bien se renseigner avant de partir. «Il faut se planifier d’avance. On a d’ailleurs mis à disposition une carte interactive en ligne pour permettre aux gens de vérifier quels sentiers sont ouverts», ajoute-t-il.
Aucune date de réouverture n’a encore été annoncée pour les sentiers fermés à Jasper. Ces zones sont toujours en cours d’évaluation. «La priorité de Parcs Canada demeure de rouvrir les sentiers populaires, mais uniquement lorsque les conditions permettront d’assurer la sécurité des visiteurs», précise Ludovic Labbé-Doucet.
Faire de la randonnée dans une forêt qui a été touchée par un brasier exige certains ajustements. Marie-Pierre Flipo-Bergeron recommande aux visiteurs de partir tôt en matinée pour éviter les grandes chaleurs, car les zones d’ombre sont plus rares qu’auparavant. «Il y a moins de végétation et moins de feuilles pour créer de l’ombre. Il faut aussi penser à apporter beaucoup d’eau», souligne-t-elle.
Les randonneurs doivent aussi rester attentifs à leur environnement dans les brûlis. Par temps venteux, les arbres fragilisés par le feu présentent un risque accru de chute et peuvent devenir de véritables dangers.
Ne pas vivre dans le déni
Depuis le début de la saison, Marie-Pierre Flipo-Bergeron remarque de son côté qu’un bon nombre de visiteurs arrivent sans avoir pris connaissance des impacts du feu de 2024. Alors, sur les sentiers, elle s’improvise pédagogue. «Souvent, les gens ont beaucoup de questions : “Combien de temps ça va prendre avant que ça repousse?”, “Est-ce que les animaux sont revenus?”», raconte-t-elle avant de prendre une pause. «Je prends mon rôle d’éducatrice très au sérieux», ajoute-t-elle.
Elle montre du bout des doigts un tapis d’herbe verte qui contraste avec la terre sombre qui l’entoure. «De voir du gazon comme ça, par exemple, c’est magnifique. Ça nous dit que les racines du gazon n’ont pas brûlé, c’est pour ça qu’il repousse. C’est le genre de chose que j’explique aux visiteurs.» Dans les alentours, des mousses ont aussi commencé à parsemer le sol noirci dans un signe de renaissance discrète.
Un peu plus loin, la guide montre des arbres tachetés d’un motif léopard qui s’élèvent entre les cendres. Ce phénomène est causé par le réchauffement rapide de l’humidité contenue dans l’écorce interne de l’arbre, ce qui entraîne le «décollement» de l’écorce externe, mentionne-t-elle.

Bien que moins présente qu’avant, la faune demeure un élément central de l’écosystème de Jasper. Photo : Arnaud Barbet
Pour consulter la carte interactive permettant de vérifier l’ouverture des sentiers.
Sur les sentiers, certains visiteurs demandent à éviter les zones brûlées, préférant se concentrer uniquement sur le côté bucolique que Jasper a encore à offrir. Une réaction qui attriste Marie-Pierre Flipo-Bergeron tout en la comprenant.
«On ne peut quand même pas faire semblant que ça n’existe pas. C’est notre nouvelle réalité», dit-elle calmement. Pour elle, il ne s’agit pas seulement de constater les dégâts, mais de reconnaître que la beauté persiste même dans les paysages marqués par les flammes. «Je pense que les gens sous-estiment à quel point il y a une forme de beauté même dans ce qui a été complètement brûlé.»
Selon Parcs Canada, il est strictement interdit de pénétrer dans les zones fermées. Le non-respect de ces interdictions peut entraîner une amende pouvant aller jusqu’à 25 000$.
Glossaire – Brûlis : Partie d’une forêt incendiée