Lui-même a grandi dans un milieu majoritairement anglophone, où le français était avant tout utilitaire, une langue qu’on utilisait notamment à la messe, mais rarement comme vecteur de culture. «Et sans culture, la langue ne devient qu’une compétence», résume-t-il. Une conviction qui guide aujourd’hui son travail de mise en valeur du patrimoine et des récits francophones à travers l’Ouest canadien.
Denis Perreaux participe à cette Grande entrevue à titre personnel et non comme porte-parole de la Société historique francophone de l’Alberta (SHFA).
Denis Perreaux est un historien de formation passionné par les récits et l’histoire franco-canadienne de l’Ouest. Photo : Xavier Archambault-Gauthier
Le Franco : Bonjour Denis! Vous avez été directeur général de l’ACFA entre 2008 et 2014. Ça commence à faire un bon bout de chemin! Avec le recul, comment voyez-vous l’évolution du dialogue entre l’ACFA et les instances politiques en Alberta?
Denis Perreaux : Je pense qu’il y a beaucoup de continuité dans cette relation-là. Je ne crois pas que l’approche que prend l’ACFA est un virage dramatique comparé à comment on s’y prenait avant.
La plupart du temps, entretenir des relations gouvernementales, c’est avoir un contact quotidien pour faire de la sensibilisation et tenter de faire évoluer les politiques publiques. En même temps, comme à l’époque où j’étais à l’ACFA, il y a toujours des irritants majeurs qui ne peuvent se régler sans l’intervention des tribunaux. À mon époque, c’était la cause Caron qui, sans être celle de l’ACFA, bénéficiait de son appui. Aujourd’hui, c’est Sauvons Saint-Jean. Il ne semble pas y avoir de solution à la question du financement du Campus Saint-Jean sans passer par les tribunaux.
Donc, dans ces relations politiques, il s’agit toujours de trouver un équilibre entre le travail quotidien pour faire avancer les dossiers importants et le recours judiciaire quand il faut faire reconnaître nos droits.
Le Franco : À la SHFA, vous avez beaucoup misé sur les balados, les projets numériques et les contenus web dans les dernières années pour faire vivre le patrimoine autrement. On parle souvent du web comme d’un outil de diffusion, mais est-ce qu’il ne change pas aussi notre rapport au patrimoine?
D.P. : Je suis un amateur des balados depuis leurs débuts. Le grand succès qu’on a connu dans ce domaine, c’est d’avoir transformé notre contenu en récits narratifs, capables de percer la conscience de l’auditeur.
Je pense que le numérique peut réussir à faire la même chose si on crée des contenus qui racontent une histoire, un peu comme au cinéma, et qui permettent aux gens de se sentir interpellés. C’est une grande occasion à saisir, particulièrement à l’ère de l’intelligence artificielle où on peut créer des contenus de façon beaucoup plus abordable et facile.
L’envers de la médaille, c’est qu’on est aussi inondés de contenus, contenus d’une qualité très variable. À travers cette masse, les contenus numériques historiques parviennent-ils à se démarquer? Est-ce qu’on a encore le temps de bien transmettre l’histoire dans une vidéo ou un texte, ou bien les gens trouvent ça trop long? Ça, c’est un défi, mais c’est un beau défi. Je pense que l’occasion qui se présente est beaucoup plus importante que les difficultés que ça peut représenter.
Le Franco : Même si on est aujourd’hui inondés d’informations, comment, selon vous, peut-on créer des contenus historiques qui rejoignent la jeune génération pour rendre le patrimoine francophone vivant et intéressant pour eux?
DP. : Il y a tellement de jeunes qui font leurs études en histoire en ce moment, qui veulent travailler dans les archives… et je parle ici de la francophonie. Les gens disent souvent qu’il n’y a plus personne qui s’intéresse à l’histoire, mais ce n’est pas du tout ce que je constate. Moi, je vois un énorme intérêt chez les jeunes.
Ce que je ressens chez la plus jeune génération, c’est aussi une soif d’appartenance. Ils sont en quête d’identité et veulent pouvoir s’accrocher à un mouvement de société. Et je pense que, pour la francophonie aussi, notre survie dépend de ce sentiment d’appartenance.
Si on veut que les gens s’accrochent à une vision d’autrefois, il faut faire revivre les récits de manière à ce qu’ils aient envie d’y appartenir.
Par exemple, il y a une statue au Campus Saint-Jean qui représente un prêtre. On peut la regarder en se disant : «C’est une figure de l’Église catholique, quelqu’un d’une autre époque, bof! ça ne me parle pas». Mais si on raconte la vie de cette personne comme celle d’un immigrant qui a consacré quarante ans de sa vie au service des étudiants, là, ça devient autre chose. C’est toujours un récit vrai, mais raconté de façon à ce qu’il parle aux gens d’aujourd’hui.
Le Franco : Est-ce que vous avez le sentiment que l’histoire francophone garde encore sa place dans les manuels, dans la culture scolaire ou même dans la mémoire collective des jeunes?
DP. : Non, moi, je ne crois pas que les contenus enseignés reflètent l’histoire francophone, en partie parce qu’il y a tout simplement une pénurie de ressources. Il y a énormément d’histoires qui existent, plusieurs qui ont déjà été écrites et publiées. Mais ce n’est pas comme si on pouvait simplement faire une recherche rapide sur Internet et trouver trois films et deux livres sur le sujet. Il faut tout aller chercher, tout compiler. C’est des petites bribes d’histoire francophone qui existent un petit peu partout.
Donc, je ne pense pas que les jeunes aient un accès facile à cette histoire-là. Et ça fait en sorte que cette force gravitationnelle de l’intérêt et de l’appartenance va vers d’autres récits, d’autres horizons, parce qu’on est encore dans une logique de rattrapage.
Le Franco : Dans un monde idéal, comment verriez-vous le rôle de l’école dans la transmission du patrimoine francophone en Alberta? Est-ce qu’il faut d’abord que le curriculum prenne en compte la perspective francophone?
DP. : Le défi, c’est justement cette notion de perspective. Les enseignants, depuis plusieurs générations, expriment souvent qu’ils se sentent mal à l’aise ou mal outillés pour aborder la perspective francophone.
Parce que, si tu demandes à quelqu’un à Cardston, dans un cours d’études sociales en anglais, de présenter la perspective francophone, disons, sur Louis Riel, comment veux-tu qu’il fasse ça avec confiance? Même si tu demandes la perspective francophone d’une personne issue du Congo, de l’Acadie, du Québec, de l’Ontario, du Manitoba, de Calgary, d’Edmonton ou de Falher… Tu vas obtenir autant de perspectives différentes sur un même phénomène. Et c’est correct, ce n’est pas un problème! C’est simplement que ça rend la notion même de perspective francophone encore plus complexe.
Les perspectives sont tellement personnelles… Ça suppose qu’on ait des gens qui portent cette perspective de manière assez forte pour être capables d’enseigner plusieurs angles à la fois. En tant que communauté en situation minoritaire avec un récit particulier qui est trop peu documenté, trop peu connu, ça devient un défi d’utiliser cette idée de perspective comme vecteur pédagogique.
Moi, ce que j’aimerais, c’est que l’enseignement de l’histoire, en général, soit mieux présenté dans le curriculum. Parce que les études sociales, il faut rappeler, que c’est vaste : ça inclut l’économie, la géographie, tout. Et quand on regarde les résultats d’apprentissage, même dans le nouveau curriculum, on ne parle pas tant que ça d’histoire. Il y a quelques mentions ici et là, mais beaucoup de contenus portent sur qui je suis, quelle est ma communauté, quelle est mon identité. Ce sont des questions super importantes, mais pas nécessairement des questions historiques.
Le Franco : Quelle serait la solution?
DP. : L’absence d’un curriculum véritablement francophone, conçu pour et par les francophones, est un problème.
On n’a pas de résultats d’apprentissage qui soient propres aux élèves francophones dans le domaine des études sociales. On dispose des mêmes objectifs que pour tous les élèves albertains, ce qui est correct en soi. Mais, à mon avis, le jugement Mahé de 1990 ne portait pas uniquement sur la gestion de nos infrastructures ou sur le fait de pouvoir enseigner la chimie en français.
Ce jugement présupposait aussi qu’on allait enseigner la ou les cultures francophones de manière plus large à nos élèves. Et si aucun résultat d’apprentissage ne prévoit explicitement l’enseignement de notre propre histoire, à notre propre collectivité reconnue, il y a là un manquement, à mon avis.
Sans ces balises, on se fie à un curriculum global qui traite, par ricochet, des apprentissages liés aux francophones, mais [sans s’y consacrer] vraiment. Donc, oui, je pense qu’il y a une carence à ce niveau-là.
Denis Perreaux devant La Cité francophone à Edmonton. Photo : Xavier Archambault-Gauthier
Le Franco : On a parlé du rôle des écoles dans la transmission du patrimoine francophone. Quand est-il du Campus Saint-Jean?
DP. : Terminer ses études au Campus Saint-Jean, peu importe le programme, sans avoir développé un sens enrichi de ce qu’est la francophonie, c’est tragique.
J’ai eu l’exemple d’une étudiante issue du programme d’immersion, originaire de Saint-Albert. À l’époque, j’enseignais un séminaire de niveau 400 au Campus Saint-Jean sur les francophones de l’Ouest canadien. Elle était frustrée, même fâchée. Elle m’a dit : «Comment se fait-il que j’aie grandi dans un village d’origine franco-catholique très fort, que j’aie fait tout mon parcours en immersion française dans cette communauté-là, que j’aie passé trois ans et demi au Campus Saint-Jean et que ce soit la première fois qu’on me raconte cette histoire-là?» Aujourd’hui, elle pratique le droit linguistique francophone. C’est quelqu’un qui aurait dû pouvoir être alimenté par cette histoire tout le long de son parcours.
Même si on fait un baccalauréat en génie et qu’on n’a pas besoin de faire un séminaire avancé en histoire, on devrait au moins, par osmose, absorber le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand.
Sur le plan infrastructurel, on n’a presque aucun lieu historique aussi significatif que le Campus Saint-Jean, qui demeure une institution francophone majeure. Il existe quelques églises ancrées dans des communautés à forte tradition francophone, mais très peu de sites [incarnent] à ce point la continuité historique de la francophonie albertaine. Les bâtiments originaux du Campus datent de 1910. Combien d’édifices de cette époque existent en Alberta? Pas beaucoup.
Quand je marche sur le campus, j’ai vraiment le sentiment de faire partie de quelque chose d’ancien et de significatif. Et, selon moi, le Campus Saint-Jean doit refléter cela : que ce soit à travers les cadres des finissants, les cérémonies ou la vie étudiante, on devrait en sortir en se disant : «Oui, cette communauté a une histoire importante et j’en fais partie».
Le Franco : La SHFA s’est récemment associée à Kayanou pour mettre en valeur l’histoire des Noirs franco-albertains. En quoi cette reconnaissance du patrimoine noir peut-elle, selon vous, enrichir la francophonie albertaine, qui est de plus en plus multiculturelle, et aussi contribuer à renforcer le sentiment d’inclusion des nouveaux arrivants?
DP. : L’histoire de la francophonie, c’est une histoire d’arrivées successives. Si on sort du cadre ethnique, on réalise que le français a été porté par différents peuples à différentes époques. Moi, je vois ce travail, et je pense que Kayanou et Mireille Isidore le voient aussi, comme un effort de rééquilibrage mémoriel : faire valoir le fait que l’histoire des Noirs fait pleinement partie de l’histoire de la francophonie. Ce n’est pas une histoire parallèle ou à part, c’est la même histoire.
L’arrivée de francophones venues d’ailleurs que d’Europe est relativement récente : ça remonte à l’après-1950, même s’il y avait déjà, avant ça, des Noirs américains venus au Canada pour apprendre le français.
Il faut reconnaître qu’il y a maintenant des familles installées ici depuis 75 ans : des gens qui ont enterré leurs arrière-grands-parents, leurs grands-parents, leurs parents ici, et dont plusieurs générations sont nées en Alberta. Il existe donc un patrimoine authentique et bien réel : des familles, des individus, des organismes, des institutions, des églises qui sont issus de ces communautés diverses. C’est un patrimoine réel et authentique, à titre égal des autres époques.
Il faut parler de ces communautés qui sont là depuis longtemps, de ces gens qui militent depuis vingt ou trente ans dans l’éducation, la justice et d’autres domaines. Et je dirais la même chose des travailleurs québécois venus à Fort McMurray : eux aussi se sont battus pour les écoles et les institutions, eux aussi ont fondé des centres culturels et communautaires.
Si on s’apprivoise et qu’on se reconnaît mutuellement, on sortira encore plus fort.
Le Franco : La francophonie albertaine d’aujourd’hui, c’est une mosaïque d’histoires et d’accents, mais aussi un héritage commun à préserver. Comment, selon vous, cette pluralité d’expériences et de parcours peut-elle nourrir un récit collectif commun, porteur de cohésion et de sens?
DP. : Moi, je trouve les récits d’arrivée et de diversité très puissants sur le plan historique parce que ce sont des récits universels. Et on n’a pas besoin de nier une époque historique pour en valoriser une autre. On n’a pas besoin de dire : il faut tourner la page sur une population pour faire de la place à une autre…
On a eu une très belle expérience avec la Fédération des aînés franco-albertains, où on a organisé un musée spontané des arrivées. On invitait les participants à apporter un objet qui représentait leur arrivée. Une dame a apporté une pomme et une banane. Tout le monde se demandait pourquoi. Elle a expliqué que, lorsqu’elle a immigré au Canada, on lui avait demandé de jeter ces fruits avant d’embarquer dans l’avion. Pour elle, ce geste symbolisait le moment où elle quittait tout, même les vivres les plus simples, pour venir s’établir ici.
Il y a plein d’autres exemples… Parce qu’on peut tous se parler de ce récit d’arrivée, de ce récit d’émergence de différentes manières. Quelqu’un peut dire : «Mes arrière-grands-parents racontaient que, lorsqu’ils sont arrivés, il faisait frette et ils s’ennuyaient de chez eux». Et un nouvel arrivant peut répondre : «Moi aussi, quand je suis arrivé, il faisait froid et je m’ennuyais de chez moi». Il y a des éléments universels, tout est une question de la manière dont on choisit de se raconter.
Et c’est encore mieux si on apprivoise ces récits mutuellement. Si les personnes qui viennent d’arriver peuvent s’approprier les récits de lutte et de survivance vécus par les générations précédentes et si ces générations plus anciennes reconnaissent à leur tour la contribution des nouveaux arrivants qui demandent des services en français, qui enrichissent la communauté, qui remplissent les bancs d’école, qui fréquentent le Campus Saint-Jean… Si on s’apprivoise et qu’on se reconnaît mutuellement, on sortira encore plus fort.
Glossaire – Osmose: Influence réciproque, interpénétration profonde