le Vendredi 5 Décembre 2025
le Vendredi 5 Décembre 2025 15:14 Justice

Inquiétudes après le recours de l’Alberta contre les droits des jeunes trans

Après Edmonton au cours des quatre dernières années, c’était au tour de Calgary de saluer, sur la place municipale, le drapeau franco-albertain/queer, le 9 juin 2025. Photo : Archives Le Franco - Seren ORNEK - La Cité des Rocheuses.
Après Edmonton au cours des quatre dernières années, c’était au tour de Calgary de saluer, sur la place municipale, le drapeau franco-albertain/queer, le 9 juin 2025. Photo : Archives Le Franco - Seren ORNEK - La Cité des Rocheuses.

IJL - Le 18 novembre dernier, l’Alberta a invoqué la clause dérogatoire pour ses trois lois jugées anti-trans afin de les soustraire à l’examen des tribunaux. Sans être surpris, les organismes de défense des droits y voient un précédent dangereux : un outil exceptionnel est désormais utilisé pour restreindre les droits d’un groupe déjà vulnérable.

Inquiétudes après le recours de l’Alberta contre les droits des jeunes trans
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Victoria Bucholtz est la directrice de l’apprentissage et de l’engagement pour Skipping Stone. Photo : Capture d’écran – Skipping Stone

«On savait que ça s’en venait, mais on est déçus que ce soit concrétisé. Ça fait presque deux ans que le gouvernement de Danielle Smith a indiqué son intention de limiter les droits des personnes trans. Je suis terrifiée d’habiter une province qui supporte ce gouvernement autoritaire», admet d’entrée de jeu Victoria Bucholtz, directrice de l’apprentissage et de l’engagement pour Skipping Stone, un organisme qui soutient les droits des personnes trans et des minorités sexuelles en Alberta. 

Selon elle, le recours à la clause dérogatoire banalise l’idée qu’un gouvernement peut suspendre «des protections fondamentales» pour servir une position idéologique. Elle rappelle que le gouvernement Smith avait déjà invoqué cet outil le 27 octobre pour mettre fin à la grève des enseignants et imposer une convention collective qui avait précédemment été rejetée.

«Je pense que la communauté cisgenre se réveille enfin et réalise que c’est sérieux, surtout depuis que les enseignants ont, eux aussi, perdu leurs droits. C’est frustrant parce que cela fait deux ans qu’on tente d’avertir les gens et ce n’est que depuis la grève que l’on nous écoute», ajoute-t-elle.

On savait que ça s’en venait, mais on est déçus que ce soit concrétisé.

— Victoria Bucholtz

Le directeur général du Comité FrancoQueer de l’Ouest, Martin Bouchard. Photo : Courtoisie

Le directeur général du Comité FrancoQueer de l’Ouest, Martin Bouchard, n’a, lui non plus, pas été surpris par la décision. «Depuis que ce gouvernement-là est en place, il prend des mesures anti-trans qui vont à l’encontre de ce que la science et les experts prescrivent», soutient-il.

Il dénonce toutefois un geste motivé, selon lui, par des raisons idéologiques et électoralistes, «sur le dos d’enfants vulnérables». «C’est difficile d’être en paix avec ça», dit-il.

Il s’inquiète notamment des répercussions potentielles sur le terrain pour les jeunes trans. «Ça peut créer de l’anxiété, d’autres enjeux de problèmes de santé mentale… Je pense même que ça ouvre aussi la voie à des violences.» 

Depuis que ce gouvernement-là est en place, il prend des mesures anti-trans qui vont à l’encontre de ce que la science et les experts prescrivent

— Martin Bouchard

Des lois qui ne font pas l’unanimité 

Les trois lois adoptées l’an dernier modifient l’accès aux soins médicaux, la gestion de l’identité de genre à l’école et la participation sportive des jeunes trans dans les ligues sportives. Deux d’entre elles ont déjà été contestées devant les tribunaux.

Cet été, un juge a d’ailleurs suspendu une partie de la loi sur les soins de santé, qui interdit aux médecins de prescrire des bloqueurs de puberté ou des hormonothérapies aux moins de 16 ans dans un contexte de transition.

La loi sur l’identité de genre à l’école impose, quant à elle, un nouveau cadre obligeant les établissements scolaires à informer les parents si un élève de moins de 16 ans souhaite changer son prénom ou son pronom. Elle est également contestée.

La troisième loi exige que les écoles, les collèges et les organisations sportives mettent en place des politiques limitant l’accès aux équipes féminines qu’aux personnes nées de sexe féminin.

Le gouvernement affirme prendre ces mesures pour «protéger les enfants».

Aaden Pearson, avocate à l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) et spécialiste des droits des personnes transgenres. Photo : Courtoisie

Une atteinte aux droits fondamentaux?

Pour Aaden Pearson, avocate à l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) et spécialiste des droits des personnes transgenres, ces lois outrepassent des protections constitutionnelles essentielles.

«Ça crée un précédent vraiment dangereux. On parle du droit à la vie, à la liberté, à la sécurité, ainsi que leur droit à l’égalité. Je vois difficilement comment le gouvernement peut protéger les jeunes avec ces lois alors qu’il les cible clairement», mentionne-t-iel.

L’avocate souligne d’ailleurs qu’il s’agit de la première fois dans l’histoire du Canada qu’un gouvernement utilise la clause dérogatoire pour limiter l’accès aux soins de santé. «S’immiscer dans les décisions médicales prises entre parents, enfants et professionnels de la santé, tout en empêchant les tribunaux d’en évaluer la constitutionnalité, constitue un dépassement de pouvoir inquiétant.»

Ce recours s’inscrit aussi dans une tendance pancanadienne : la clause a été invoquée récemment au Québec et en Saskatchewan pour cibler des minorités religieuses ou de genre. Une normalisation qui préoccupe profondément l’ACLC.

Pour rappel, la clause dérogatoire permet à un gouvernement d’adopter une loi même si elle viole certains droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, notamment l’égalité et la liberté d’expression. Elle ne peut toutefois pas restreindre les droits linguistiques, démocratiques ou de mobilité. Son effet dure cinq ans et doit ensuite être renouvelé.

«C’est un outil extrême, un instrument politique conçu pour des circonstances exceptionnelles. Ce n’est pas censé être un raccourci pour contourner la responsabilité constitutionnelle d’un gouvernement», insiste-t-iel.

Ça crée un précédent vraiment dangereux. On parle du droit à la vie, à la liberté, à la sécurité, ainsi que leur droit à l’égalité.

— Aaden Pearson

Des contestations qui se poursuivent 

Si le gouvernement albertain a invoqué la clause dérogatoire dans le but de mettre ses lois à l’abri des contestations judiciaires, Aaden Pearson rappelle que les litiges iront tout de même de l’avant. «On ne peut pas simplement faire disparaître une procédure judiciaire, ça ne fonctionne pas comme cela», dit-iel.

La situation risque d’évoluer, mais, pour l’instant, l’ACLC et les deux organismes qui mènent la contestation, Egale Canada et Skipping Stone, n’ont pas l’intention de baisser les bras. «Nous sommes déterminés à continuer de nous battre. Nous avons déjà traversé des heures sombres comme communauté et nous le ferons encore», partage Victoria Bucholtz, de Skipping Stone.

L’ACLC souhaite également intensifier son travail d’éducation juridique auprès des jeunes trans et de leurs familles. «Nous avons d’ailleurs publié un nouveau guide Know Your Rights pour les élèves queers, qui présente leurs droits dans chaque province», ajoute Aaden Pearson.

De son côté, le Comité FrancoQueer a rédigé une lettre adressée à la première ministre Danielle Smith qui est en cours de signature par des organismes et des alliés francophones. L’objectif est d’inviter le gouvernement de l’Alberta à faire preuve de compassion et de bienveillance.

«Les consensus scientifiques, médicaux et professionnels sont unanimes : pour protéger la santé mentale, le développement et parfois même la vie des jeunes trans et non binaires, il faut leur offrir des environnements affirmatifs et sécuritaires. Leur retirer des droits fondamentaux, tout en empêchant les tribunaux de jouer leur rôle, risque d’entraîner des préjudices graves et durables», peut-on y lire. 

Les demandes d’entrevue que la rédaction a envoyées au gouvernement de l’Alberta sont restées sans réponse. 

GlossaireÉlectoraliste : Tendance d’un parti à subordonner sa politique à la recherche des succès électoraux