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Photo : Montage Andoni Aldasoro
DOSSIER SPÉCIAL
L’Alberta à la croisée des chemins dans sa gestion des dépendances
La crise des opioïdes a laissé des traces profondes en Alberta. Alors que le nombre de décès liés à la toxicomanie demeure alarmant, les réponses publiques se multiplient, mais pas toujours dans le sens souhaité.
À travers ce dossier, la rédaction explore de multiples facettes liées à ce fléau : resserrement des prescriptions médicales, fermeture de sites de consommation supervisée, tensions autour de l’itinérance et nouvelles stratégies de prévention dans les écoles. Et si les réponses émergent, les solutions ne sont ni toutes blanches ni toutes noires.
Il y a eu plusieurs bouleversements dans l’approche face aux médicaments à base d’opiacés au cours des vingt dernières années, raconte le Dr Grant Innes, urgentologue et professeur à l’Université de Calgary. Au début des années 2000, se souvient-il, il a été témoin de l’arrivée de ces médicaments, alors présentés comme une panacée pour le traitement de la douleur sévère.
«Nous avons commencé à recevoir des messages d’experts très crédibles qui expliquaient que le traitement inadéquat de la douleur aiguë pouvait éventuellement mener à de la douleur chronique, résume-t-il. Avec le recul, on sait maintenant que les entreprises pharmaceutiques finançaient en partie la promotion de ces substances.»
À l’époque, raconte-t-il, les urgentologues ont donc été fortement incités à prescrire ces dérivés de l’opium afin d’éviter que leurs patients ne développent des complications chroniques. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 2010 que le risque de dépendance a commencé à être discuté plus ouvertement, tant dans la communauté médicale que dans les médias.
«Je me souviens d’un reportage sur un homme à qui on avait prescrit de l’oxycodone. Il avait développé une dépendance et était éventuellement décédé. Plusieurs médecins ont alors revu leurs pratiques et ont choisi de déprescrire les opioïdes», mentionne le Dr Innes.

Le Dr Grant Innes est urgentologue et professeur à l’Université de Calgary. Photo : Courtoisie
Des résultats étonnants
Lui-même a alors commencé à se questionner sur sa pratique en salle d’urgence. S’il souhaitait soulager la douleur de ses patients, il craignait aussi les effets délétères que certaines ordonnances pouvaient engendrer. Avec un collègue, il a conçu une étude pour mesurer les impacts à long terme des prescriptions d’opiacés émises dans les services d’urgence. Les résultats, publiés en février 2025, se sont révélés «assez surprenants».
«On a analysé environ 13 millions de visites dans les départements d’urgence de la province. De ces visites, environ 5% avaient donné lieu à une prescription d’opioïdes. Nous avons comparé les patients ayant reçu une ordonnance à ceux qui n’en avaient pas eu en examinant plusieurs indicateurs : mortalité, surdoses, signes de dépendance… et nous n’avons trouvé aucun effet significatif», explique-t-il.
En d’autres mots, les prescriptions d’opiacés en salle d’urgence semblent présenter peu de risques à long terme pour la majorité des patients. Mais le Dr Innes rappelle que le corps médical doit demeurer vigilant. «Il y a bien d’autres cas de figure où ces ordonnances peuvent être problématiques.»
C’est aussi ce que constate le Dr Monty Ghosh, interniste et spécialiste en médecine des dépendances. «Il y a donc beaucoup d’éducation qui est faite en ce moment, pas seulement en Alberta, mais partout au pays, pour s’assurer que les médecins prescrivent les médicaments de manière adéquate. Pour la douleur aiguë, les opiacés peuvent être très utiles, mais pour tout ce qui est chronique, on sait maintenant qu’il faut s’en éloigner», insiste-t-il.
Pour traiter la douleur chronique, les professionnels de la santé sont plutôt appelés à privilégier des alternatives présentant moins de risques de dépendance. Parmi elles, le Tylenol, souvent «sous-estimé» parce qu’il ne requiert aucune ordonnance. D’autres médicaments, comme les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) et de la noradrénaline (IRSN), peuvent aussi s’avérer efficaces. «Dans ces catégories, on peut penser à certains antidépresseurs», précise le spécialiste.
Si les opioïdes concentrent l’essentiel de l’attention médiatique et médicale, ils ne sont pas les seuls médicaments susceptibles d’entraîner une dépendance. Les benzodiazépines, comme le lorazépam, le clonazépam ou le diazépam, ainsi que les «médicaments en z» comme la zopiclone ou le zolpidem – couramment prescrits pour traiter l’anxiété ou l’insomnie –, présentent, eux aussi, des risques bien réels. «Une analogie que j’utilise souvent, c’est que les benzodiazépines, c’est comme de l’alcool en pilule», illustre le Dr Ghosh.

Le Dr Monty Ghosh est interniste et spécialiste en médecine des dépendances. Photo : Courtoisie
D’autres solutions
Au-delà des prescriptions, les médecins devraient d’abord s’attarder au mode de vie de leurs patients afin de trouver des moyens durables de réduire la douleur chronique, affirme le Dr Monty Ghosh. «On doit leur demander s’ils dorment suffisamment (au moins huit heures par nuit), s’ils font de l’exercice et si leur santé mentale est stable, car les troubles psychologiques peuvent influencer la perception de la douleur.»
Dans cette quête de solutions moins risquées, certaines avenues thérapeutiques gagnent aussi en popularité, dont le cannabis médical, mentionne-t-il. De plus en plus d’études ont mis en lumière son potentiel dans le traitement de certaines formes de douleur chronique. Selon le Dr Ghosh, les patients ont toutefois avantage à privilégier le cannabidiol (CBD) plutôt que le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC). «Il y a du potentiel à explorer de ce côté-là», souligne-t-il.
Or, malgré ses effets bénéfiques, le cannabis médical demeure peu intégré aux pratiques médicales courantes, constate la Dre Julie Hildebrand, médecin de famille. «Premièrement, on ne nous en a jamais parlé à la faculté de médecine. Ni du cannabis comme traitement ni du système endocannabinoïde, qui est pourtant reconnu dans le corps», explique-t-elle.
Si le cannabis médicinal peut être prescrit légalement au Canada, il ne bénéficie toujours pas d’une approbation officielle de Santé Canada. Ce flou, combiné à un manque de recherches cliniques approfondies, alimente la prudence d’une partie du corps médical. Et pour plusieurs médecins, sa prescription demeure entourée de tabous, affirme la Dre Hildebrand.
«Moi, de mon côté, je continue de dire que le cannabis médical, ça fonctionne très bien pour la douleur chronique. Je dirais que les bienfaits, on les observe surtout en pratique. C’est ce qu’on appelle le real-world evidence, par opposition aux données issues d’essais cliniques», nuance-t-elle.
Tout comme le Dr Ghosh, la Dre Hildebrand insiste sur l’importance de privilégier des approches alternatives à la prescription de médicaments pour traiter la douleur chronique. Outre le cannabis, elle cite la physiothérapie, la massothérapie et l’ostéopathie comme options pertinentes.
«Il y a plusieurs médecins qui peuvent avoir des opinions différentes, mais lorsqu’il s’agit de douleur chronique, selon moi, on ne peut pas se contenter d’une pilule. C’est une condition complexe et difficile à traiter. Une seule approche ne suffit pas», affirme-t-elle.
Le partage des ordonnances, à proscrire
L’exploration de nouvelles approches ne suffit pas à contrer tous les risques liés aux opiacés. La Dre Hildebrand souligne que le détournement d’ordonnances, bien que rarement mal intentionné, constitue un risque réel qu’elle rencontre chez certains patients.
«Les gens sont remplis de bonnes intentions, explique-t-elle. Ils me disent “tu sais quoi, finalement, les médicaments que tu m’as prescrits ne fonctionnent pas très bien pour ma douleur, mais mon mari m’a donné un de ces percocet (un mélange d’acétaminophène et d’oxycodone) et je trouve que ça marche bien”». Elle ajoute, avec inquiétude, «ça, c’est affreux»!
Pour éviter que les patients ne s’échangent des médicaments «comme des Smarties», elle insiste sur l’importance de mieux informer le public sur les risques associés aux opioïdes. «Les médecins, eux, sont au courant des dangers. Une partie de la communauté médicale aurait préféré que ces pilules n’existent pas. Mais les patients ne réalisent pas à quel point c’est risqué. Ils ne devraient jamais augmenter leur dose ou commencer à prendre un médicament sans nous consulter», insiste-t-elle.
Le College of Physicians & Surgeons of Alberta (CPSA) joue également un rôle central dans la prévention de la dépendance liée aux médicaments sur ordonnance. L’encadrement de la prescription de substances à risque est régi par les normes de pratique du CPSA, explique Melissa Campbell, conseillère principale en communications.
«Pour les ordonnances d’opiacés, de benzodiazépines, de sédatifs et de stimulants, on s’attend à ce que les médecins procèdent à des évaluations régulières de leurs patients, qu’ils révisent leur dossier médical et leur historique pharmacologique et qu’ils justifient toute décision de prescription par une documentation appropriée», indique-t-elle. Dans les cas où un traitement à long terme est nécessaire, les médecins doivent établir des objectifs fonctionnels en lien avec la gestion de la douleur et évaluer les facteurs de risque.
Régir la prescription d’opiacés
Afin de promouvoir une prescription responsable et éclairée, le CPSA fournit également aux médecins un outil trimestriel, appelé MD Snapshot – Prescribing, qui dresse un portrait de leurs prescriptions récentes d’opiacés, de benzodiazépines et d’antibiotiques. Ce rapport permet aux professionnels d’évaluer leur propre pratique et d’ajuster leurs interventions au besoin.
Le Dr Monty Ghosh explique recevoir régulièrement ce rapport qui révèle habituellement qu’il figure parmi les 5% de médecins qui prescrivent le plus d’opiacés dans la province. «Dans mon cas, ce n’est pas inquiétant parce que je traite des patients atteints de troubles liés à l’usage d’opioïdes. Je fais beaucoup d’ordonnances de méthadone et de buprénorphine. Mais pour d’autres médecins, recevoir un tel rapport peut être un signal d’alarme», souligne-t-il.
Il évoque aussi le rôle du programme TPP Alberta (tracked prescription program), un système de surveillance administré par le CPSA qui permet de suivre la prescription et la dispensation de certains médicaments à haut risque, comme les opioïdes. Ce programme oblige les médecins à utiliser des formulaires de prescription sécurisés pour certaines substances et recueille les données auprès du réseau pharmaceutique provincial.
«En gros, ça permet de suivre de près les ordonnances. C’est une bonne façon de garder contact avec les prescripteurs, mais aussi de s’assurer qu’un patient ne remplisse pas la même prescription dans deux pharmacies différentes», explique-t-il.

La Dre Julie Hildebrand est médecin de famille. Photo : Courtoisie
Les opiacés : à ne pas diaboliser
Même si le corps médical se montre désormais plus prudent face aux prescriptions d’opiacés, certaines situations continuent de justifier leur usage. La Dre Julie Hildebrand rappelle que les douleurs liées au cancer, souvent intenses, exigent une intervention rapide et efficace. «On ne se gêne pas pour en prescrire parce que ce sont des patients qui souffrent énormément. Notre priorité, c’est de les soulager du mieux possible», affirme-t-elle.
Dans le même esprit, le Dr Grant Innes insiste sur l’importance de «ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain». Il reconnaît que certains cas, où la prescription médicale d’opiacés a mené à une dépendance et à une rapide «descente aux enfers», ont profondément marqué l’opinion publique. Mais, selon lui, ces situations, bien que tragiques, demeurent plutôt rares. «Ce sont des événements peu fréquents, mais très médiatisés, qui ont contribué à fausser la perception du rôle des opiacés en médecine. La véritable menace, aujourd’hui, vient surtout des drogues de rue, comme le fentanyl. Ces drogues tuent», souligne-t-il.
L’urgentologue s’inquiète aussi d’un système qui oscille d’un extrême à l’autre. «En 2005, on nous disait qu’on ne prescrivait pas assez d’opiacés. Aujourd’hui, c’est presque devenu une vertu de ne plus en prescrire du tout», observe-t-il. D’après lui, ce retour de balancier «trop abrupt» risque de freiner l’accès à des soins appropriés.
«On parle maintenant de créer des départements d’urgence sans opiacés. Ma crainte, c’est qu’on finisse par donner seulement du Tylenol à des gens qui ont des côtes cassées ou des pierres au rein. Ce serait inhumain de ne pas traiter leur douleur. Aller trop loin dans un sens ou l’autre, c’est problématique», conclut-il.
Une tendance provinciale semble lui donner raison. Entre 2016 et 2021, le nombre d’ordonnances d’opiacés remplies en Alberta a chuté de 35%. Pourtant, dans le même intervalle, les décès liés aux opioïdes ont triplé, passant de 554 à 1510 par an – une hausse largement attribuée à la prolifération d’opioïdes puissants sur le marché illégal. Une statistique qui rappelle que la réduction des prescriptions ne suffit pas à enrayer la crise.
Glossaire – Prolifération : Multiplication rapide