IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO

Photo : Montage Andoni Aldasoro
DOSSIER SPÉCIAL
L’Alberta à la croisée des chemins dans sa gestion des dépendances
La crise des opioïdes a laissé des traces profondes en Alberta. Alors que le nombre de décès liés à la toxicomanie demeure alarmant, les réponses publiques se multiplient, mais pas toujours dans le sens souhaité.
À travers ce dossier, la rédaction explore de multiples facettes liées à ce fléau : resserrement des prescriptions médicales, fermeture de sites de consommation supervisée, tensions autour de l’itinérance et nouvelles stratégies de prévention dans les écoles. Et si les réponses émergent, les solutions ne sont ni toutes blanches ni toutes noires.

Kevin Bell (droite) et Vee Duncan (gauche), son acolyte chez Nék̓em qui est décédé d’une surdose en 2023. Photo : Courtoisie
Kevin Bell, qui s’implique depuis cinq ans au sein de l’organisme Nék̓em, une initiative qui soutient les personnes sans-abri, en particulier celles issues des communautés autochtones, ne mâche pas ses mots. «Le problème principal dans le discours actuel sur l’itinérance et la consommation, c’est cette tendance à vouloir tout simplifier et généraliser», affirme-t-il.
S’il reconnaît qu’il existe bel et bien un lien entre les phénomènes de dépendance et d’itinérance, il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un rapport de cause à effet automatique. «Une personne peut perdre son logement à cause d’un problème de consommation, mais elle peut aussi commencer à consommer après s’être retrouvée dans la rue. Et dans bien des cas, c’est la santé mentale qui entre en jeu : plusieurs s’automédicamentent avec des substances», raconte-t-il.
Une analyse publiée en 2024 par le gouvernement fédéral va dans le même sens. On y apprend que 47% des personnes en situation d’itinérance interrogées présentent à la fois un trouble de santé mentale et un problème de consommation de substances.
En comparaison, 13% déclaraient vivre uniquement avec un trouble de santé mentale, alors que 14% citaient seulement un problème de consommation. Quant aux causes ayant mené à la perte de logement, c’est le manque de revenu qui arrivait en tête (28%) devant les enjeux de consommation (18%).
De plus en plus de besoins
Ces données rappellent que la dépendance n’est qu’un facteur parmi d’autres dans les parcours menant à l’itinérance. Sur le terrain, Kevin Bell constate, lui aussi, cette diversité de situations. «Le portrait a beaucoup changé depuis cinq ans», observe-t-il.
L’intervenant note une hausse du nombre de personnes immigrantes ou réfugiées, mais aussi de citoyens sans trouble apparent de santé mentale ou de dépendance qui se retrouvent pourtant en situation d’itinérance, faute de pouvoir accéder à un logement.
«On est rendus à plus de 5000 personnes sans-abris à Edmonton, fait-il valoir. Cela a triplé depuis que j’ai commencé et ça ne fait pas si longtemps.» Cette pression grandissante complique l’accès aux services d’urgence, notamment les refuges et les logements sociaux, souvent saturés.
À cela s’ajoute le fait que certaines ressources sont mal adaptées aux réalités du terrain. L’intervenant rappelle d’ailleurs que bon nombre de personnes refusent de fréquenter les refuges traditionnels. «Je connais beaucoup de gens en situation d’itinérance qui ne mettraient jamais les pieds dans un refuge, même pas à moins 30 degrés», affirme-t-il.
En cause, des règles souvent rigides – obligation de sobriété, heures de sortie, interdiction des animaux de compagnie – qui laissent peu de marge de manœuvre à celles et ceux qui vivent avec une dépendance ou des troubles de santé mentale. «Ce n’est pas que les gens ne veulent pas d’aide, mais on manque de services adaptés… Et c’est parfois très difficile de naviguer le système», résume-t-il.
Un logement, la priorité
C’est dans cette optique que Kevin Bell défend le modèle Logement d’abord qui consiste à offrir un logement de façon inconditionnelle, sans avoir à satisfaire des critères liés à la consommation d’alcool ou de drogues, à un niveau de revenus ou à une absence de casier judiciaire. «C’est primordial», affirme-t-il.
Une vision partagée par plusieurs organismes sur le terrain, dont Boyle Street Community Services. Cet organisme, enraciné à Edmonton, mise sur une gamme de solutions flexibles qui sont inspirées de ce même modèle. Pour Jenelle Slywka, gestionnaire principale des programmes pour adultes, les services d’accompagnement devraient s’adapter aux personnes et non l’inverse.
«On sert une grande diversité d’individus. Il faut rencontrer les gens là où ils sont, avec leurs besoins, leurs limites, leur rythme et s’éloigner des approches uniformes qu’on voyait avant la pandémie de COVID-19», explique-t-elle.
Boyle Street propose d’ailleurs différents types d’hébergement, incluant des logements communautaires pour ceux qui souhaitent vivre près d’un réseau de soutien. «Certaines personnes nous disent qu’elles se sentent trop isolées en appartement. Elles veulent pouvoir partager des espaces, croiser des voisins, maintenir un sentiment d’appartenance», explique-t-elle.
Des sites comme sakihta kikinaw (La maison de l’amour), Sandy’s Place ou encore wâpan’acâhk wâskahikan (La maison de l’étoile du matin) illustrent également cette pluralité d’approches, allant de l’hébergement transitoire à des milieux de vie plus stables et collectifs. À l’automne, l’organisme ouvrira son tout nouveau centre, okimaw peyesew kamik (King Thunderbird Centre), pour élargir encore plus sa capacité d’intervention.
La dépendance et ses mythes
Tout comme Kevin Bell, Jenelle Slywka tient à déconstruire le mythe selon lequel la dépendance serait la cause principale de l’itinérance. Dans les faits, elle observe souvent l’inverse. C’est plutôt la précarité résidentielle qui précède, et aggrave, la consommation.
«J’ai croisé de nombreuses personnes qui n’avaient pas d’historique de consommation avant de se retrouver à la rue, mais qui ont fini par y être exposées, simplement parce qu’elles vivaient dehors, entourées de cette réalité», explique celle qui a travaillé pendant plusieurs années comme intervenante de rue avant d’occuper un poste de gestion.
Ce regard nuancé sur l’itinérance et la consommation est aussi au cœur du travail d’Alpha House, à Calgary. L’organisme intervient quotidiennement auprès de personnes vivant à l’intersection de la dépendance, de l’instabilité résidentielle et de la santé mentale, une réalité marquée par «l’exclusion, la stigmatisation et des traumatismes répétés», explique Shaundra Bruvall, directrice des communications. Elle insiste, elle aussi, sur l’importance de déconstruire les idées reçues.
«L’un des mythes les plus courants, c’est de croire que la dépendance est un choix, explique-t-elle. Pourtant, on sait qu’il s’agit d’une maladie complexe, et qu’un très large éventail de personnes en souffrent. Personne ne choisit d’être dépendant et de se retrouver à la rue.»
Un autre préjugé consiste à croire que les personnes en situation d’itinérance doivent «assumer les conséquences de leurs décisions» et qu’il n’est pas légitime d’investir des fonds publics pour les aider. «Mais, en réalité, on paie déjà le prix collectif de l’itinérance à travers les systèmes de santé, de justice pénale, de sécurité publique. Prévenir coûte moins cher que punir.»
Miser sur un continuum d’interventions
Tout comme les autres intervenants interrogés dans le cadre de ce reportage, Shaundra Bruvall insiste sur la grande diversité d’individus desservis par l’Alpha House et sur la nécessité de multiplier les approches pour les soutenir. «On voit de plus en plus de personnes d’origine africaine, caribéenne et autochtone», souligne-t-elle.
L’organisme propose, lui aussi, un continuum de soins allant de l’hébergement d’urgence à la désintoxication médicale, en passant par du logement et du travail de rue. Chaque personne peut intégrer ce réseau à son propre rythme. «On ne peut pas forcer quelqu’un à guérir. Mais on peut l’accompagner là où il en est. Pour nous, le succès d’une intervention diffère vraiment d’un cas à l’autre.»
Cette approche repose avant tout sur la relation que tissent les intervenants avec les personnes en situation d’itinérance, explique-t-elle. «Le lien humain est la base de tout. Sans ça, il n’y a pas de rétablissement possible.» Et si le rétablissement demeure un objectif souhaitable, «il ne peut être imposé», affirme Shaundra. La réduction des méfaits «devrait être la priorité» plutôt que la désintoxication forcée.
Kevin Bell abonde dans le même sens. «Pour moi, la réduction des méfaits, c’est vital. On commence par ça. Ensuite, on peut envisager autre chose.» Il s’inquiète d’ailleurs de l’approche gouvernementale actuelle en Alberta qui «semble vouloir punir les gens qui ne sont pas prêts à entrer en traitement». «Ce n’est pas juste moi, je pense que tout le monde qui travaille dans le milieu est en désaccord avec l’idée de la désintoxication forcée», plaide-t-il.
Plutôt que des réponses coercitives, Jenelle Slywka appelle, elle aussi, à des interventions progressives, humaines et volontaires. Car derrière chaque crise se cache un besoin urgent d’être accueilli là où on est, rappelle-t-elle.
«On s’imagine que les personnes dans la rue qui consomment sont violentes ou dangereuses. Mais si, comme citoyens, on peut parfois se sentir en insécurité, imaginez ce que vivent ces personnes qui sont parmi les plus vulnérables de notre société. Elles aussi se sentent souvent en danger», conclut-elle.
Glossaire – Saturé : Qui a trop de quelque chose