le Mercredi 16 avril 2025
le Jeudi 20 février 2025 12:35 Société

«La grande entrevue» : Jeanne Lehman

Jeanne Lehman est la fondatrice de Femmes noires canadiennes en action, un organisme qui cherche à autonomiser les entrepreneures noires. Photo : Courtoisie
Jeanne Lehman est la fondatrice de Femmes noires canadiennes en action, un organisme qui cherche à autonomiser les entrepreneures noires. Photo : Courtoisie
Originaire du Cameroun, Jeanne Lehman a vécu en France et à Montréal avant de s’établir en Alberta en 2011. Depuis, elle s'engage en faveur de l’inclusion et de l’intégration des communautés ethnoculturelles et immigrantes. Elle a notamment fondé Francophonie Albertaine Plurielle (FRAP) en 2014 et Femmes noires canadiennes en action (Black Canadian Women in Action) en 2017.
«La grande entrevue» : Jeanne Lehman
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Le Franco : Au mois de décembre dernier, vous avez été nommée l’Ordre du Canada pour souligner vos contributions à la société canadienne. Quel sentiment vous a habité à la réception d’une telle distinction?

Jeanne Lehman : J’étais un peu étonnée, mais aussi très flattée et honorée. Ça m’a fait réaliser que les gens reconnaissent mon travail. C’est une manière de [me] dire que je suis sur la bonne voie. Ce n’est pas seulement symbolique : je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de femmes noires francophones qui aient reçu une telle nomination en Alberta. 

Cela dit, ces choses-là ne se font jamais seules, il y a beaucoup de gens autour de moi qui m’ont soutenu et encouragé. Moi, ma bataille, ça a toujours été de faire des efforts pour être là où les décisions se prennent. Les gens ne se rendent pas compte, mais lorsqu’on n’est pas représentés, ça limite les options pour nos communautés. Ça ne vaut pas seulement pour les Noirs. Comment un Caucasien peut-il croire qu’un [gestionnaire] noir est compétent s’il n’a jamais vu de Noirs en position de pouvoir? 

Le Franco : Votre expérience en tant qu’immigrante en Alberta vous a inspirée à créer la FRAP, un organisme qui vise à favoriser l’inclusion et l’établissement des immigrants francophones. Parlez-moi de vos motivations pour créer un tel organisme.

Jeanne Lehman : Ça remonte loin. Avant 2014. Mon fils était un élève à l’école Joseph-Moreau d’Edmonton à mon arrivée en Alberta. Il y avait vraiment très peu, ou sinon pas du tout, d’enseignants d’origine africaine. Le même phénomène avait cours à l’école Maurice-Lavallée et au Conseil scolaire Centre-Nord (CSCN). Nous nous sommes réunis avec les parents d’origine africaine et nous avons voulu discuter de la situation avec le CSCN, mais ça n’a pas fonctionné. C’est à ce moment que nous avons lancé une pétition. Victor Moke Ngala était très impliqué et d’autres personnes aussi qui ne sont pas d’origine africaine. 

Nous avons finalement eu la chance de parler au CSCN. On nous a demandé : «qui vous envoie?» C’est à ce moment que je me suis dit qu’il fallait créer une organisation pour représenter nos intérêts. Ça n’a pas été un processus facile. Il y a eu beaucoup de défis. On ne fonde pas un organisme pour qu’il meure après nous. La FRAP fait de très belles choses depuis que je suis partie.

Jeanne Lehman est la fondatrice de Femmes noires canadiennes en action, un organisme qui cherche à autonomiser les entrepreneures noires. Photo : Courtoisie

Le Franco : Les choses ont certainement évolué depuis 2014. Quelle est votre perception actuelle de la francophonie albertaine? 

Jeanne Lehman : Il y a de bonnes avancées. Mais on doit continuer de travailler fort pour faire en sorte que la francophonie fasse de la place aux locuteurs francophones qui viennent d’Afrique et d’Haïti. On est là pour enrichir la culture francophone et cette langue que nous parlons. Il faut accepter l’autre, trouver des moyens d’aller à sa rencontre. 

[…] Je crois que ce serait important aussi de faire un état des lieux de la francophonie. De tous ces nouveaux arrivants qui arrivent, il y en a combien qui reste au sein de la francophonie? J’entends souvent des gens dire qu’ils préfèrent mettre leurs enfants dans le système d’éducation anglophone, parce qu’ils auront plus d’opportunités de travail et que ce sera moins compliqué. Il faut s’assurer que ces personnes ne quittent pas la francophonie.

Le Franco : Votre organisation, Femmes noires canadiennes en action, a été créée pour soutenir l’autonomisation des femmes noires entrepreneures. Quels sont les besoins spécifiques de cette communauté en matière d’entrepreneuriat?

Jeanne Lehman : Ce sont les femmes qui sont venues nous voir pour créer l’organisation. Elles me connaissaient déjà parce que j’étais impliquée à Africa Centre (un organisme à Edmonton), où j’organisais des activités pour la Journée internationale des droits des femmes. Elles cherchaient à avoir du soutien dans leurs entreprises. Elles voulaient avoir un endroit où elles pourraient parler de leurs défis, mais aussi des solutions. Il n’y avait aucune organisation, à ce moment-là, qui soutenait les entrepreneurs d’origine africaine. 

Ce n’était pas parce que je voulais seulement aider les femmes noires que j’ai créé l’organisation Femmes noires canadiennes en action, mais plutôt parce que ces femmes-là disaient ne pas avoir de place. Elles étaient lettrées, jeunes, mais elles se sentaient à l’étroit. […] Je me souviens qu’au départ, beaucoup de personnes poussaient pour qu’on porte le nom «multiculturel» plutôt que «noir»… On me disait : «Si tu dis femme noire, tu n’auras jamais de financement».

Le Franco : Avez-vous eu de la difficulté à obtenir du financement?

Jeanne Lehman : Le problème, c’est qu’au niveau du financement, autant en Alberta qu’au Fédéral, on est plus réactif que proactif. Quand il y a eu le décès de George Floyd, et puisque les Nations Unies avaient déclaré la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (janvier 2015 à décembre 2024), le gouvernement fédéral a décidé de donner du financement pour soutenir les entrepreneurs noirs. 

Nous sommes le seul organisme pour les femmes noires qui avons reçu du financement dans l’Ouest canadien. C’est comme ça que nous avons supporté plusieurs de nos projets. Nous sommes dépendants du financement fédéral, mais on espère que ce ne sera pas toujours le cas. Nous faisons des efforts pour trouver de nouvelles sources de financement. 

Par contre, nous ne recevons aucun financement provincial et je me demande pourquoi. C’est un combat très difficile. Nous accompagnons des entrepreneurs qui apportent de la richesse au pays et à la province… C’est partiellement grâce à nous si les banques ont créé du financement spécifiquement pour les entrepreneurs noirs. Mais c’est comme si ce n’est jamais assez. C’est frustrant, parce qu’on fait notre part.

Le Franco : Comment analysez-vous les efforts faits en Alberta pour inclure les nouveaux arrivants au marché du travail?

Jeanne Lehman : Ici, en Alberta, on dit que la communauté d’origine africaine a doublé, sinon triplé, dans les dernières années. Je le vois tous les jours, il y a de nouveaux arrivants qui arrivent. Ce sont de jeunes pères, de jeunes mères avec des enfants. 

On doit se demander comment intégrer ces gens-là dans le monde du travail de manière efficace. Il y a des personnes hautement qualifiées, ils veulent faire une différence, certains veulent être impliqués dans le milieu des affaires. C’est un gâchis si on fait venir ces personnes ici, mais qu’on n’arrive pas à les employer. Ça cause des frustrations, ça affecte la santé mentale des nouveaux arrivants. 

Il y a des personnes qui étaient docteurs, ingénieurs et ils arrivent ici et se ramassent à faire du ménage. Chaque emploi est important pour la société, mais quand quelqu’un est instruit et professionnel et se retrouve à faire un travail [qui ne nécessite pas d’études], il faut avouer que c’est un échec pour tout le monde.

Cette leader de la francophonie albertaine a été nommée l’Ordre du Canada en décembre 2024. Photo : Courtoisie

Le Franco : Vous avez évoqué la santé mentale des nouveaux arrivants. Croyez-vous qu’il y a un assez bon suivi psychologique pour les immigrants lors de leur arrivée?

Jeanne Lehman : Pas du tout. Je ne pense pas que c’est pris en compte. Le Canada est un pays très avancé en termes de santé mentale. J’ai vu l’avancement de ce sujet, surtout depuis la COVID-19. En Afrique, la santé mentale est très tabou. Une partie de l’intégration, c’est de soutenir la santé psychologique des nouveaux arrivants et leur offrir des ressources en ce sens.

Le Franco : Février est le mois dédié à l’histoire des Noirs. C’est à la fois un moment pour célébrer les succès de la communauté noire, et une opportunité de souligner les défis persistants auxquels elle fait face. Est-ce un mois que vous célébrez?

Jeanne Lehman : Le mois de l’histoire des Noirs, ça nous permet de réfléchir à notre passé. Le passé construit l’avenir. On veut prendre ce temps pour mettre de l’emphase sur ce qu’on a accompli, analyser le contexte actuel et parler du futur. 

Cette année, à Femmes noires canadiennes en action, on a décidé de mettre l’accent sur les réalisateurs de films pour célébrer l’art et le cinéma noir. On a six cinéastes de la province qui vont présenter leurs courts-métrages. Nous allons avoir des débats et des discussions sur le sujet, notamment sur leurs défis et les moyens pour soutenir leur travail. C’est important de faire briller nos artistes et de les faire connaître. 

Le Franco : Que répondez-vous à ceux qui disent que les initiatives spécifiques pour les communautés noires risquent de créer des divisions plutôt que de favoriser l’inclusion?

Jeanne Lehman : On entend souvent qu’on ne veut pas diviser, on ne veut pas créer de séparation. C’est un argument un peu sournois. Les Noirs tirent de la patte. Combien de fois entend-on «le premier Noir», le seul Noir … Les Noirs sont dans ce pays depuis sa création, mais on ne les voit pas. On ne peut pas continuer comme ça. C’est comme demander à quelqu’un de courir un marathon sans entraînement et de lui demander pourquoi il n’a pas gagné. On veut changer ce narratif. On veut donner des moyens pour gagner. On veut que les Noirs puissent montrer ce qu’ils savent faire. 

Mon but, ce n’est pas non plus de juste rester entre Noirs. J’ai toujours prôné l’inclusion et la collaboration. Mon but c’est de créer des ponts. Les Noirs ont tendance à rester dans leurs communautés. Ce n’est pas comme ça qu’on peut s’intégrer ici. C’est d’un côté comme de l’autre. Les affaires, c’est quelque chose de local. La manière dont on fait les affaires à Edmonton, ce n’est pas la même chose qu’au Sénégal, à Dakar. Les gens doivent comprendre comment les affaires fonctionnent ici s’ils veulent réussir et s’intégrer. La seule manière de la comprendre, c’est en étant en contact avec les autres.

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