Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».
Edmonton, ville de tous les paradoxes… Elle abrite un Campus pas comme les autres. Une oasis dont il est bon de se rappeler comme d’un lieu où quelque chose est possible, dans sa langue maternelle, situé non loin du vrai bonheur de vivre.
C’est un lundi, le 28 août 2006, vers 10 h, que j’entrai pour la première fois au Campus Saint-Jean. J’y enseignerai la philosophie jusqu’en juin 2015. Ce matin-là, je fis connaissance avec Carmen Baldwin, Yvette Langlois et Jocelyne Rinn. Sitôt les détails administratifs réglés, mon collègue philosophe me fait découvrir les lieux. Au passage surgit un vétéran du Campus, le biologiste Gignac, pour qui j’aurai une grande estime. Sur un ton blagueur, ce dernier me demande : « Es-tu philosophe ou sophiste ? » Si le lecteur savait la justesse de sa question et à quel point elle me ronge encore l’esprit.
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On dit que les premiers moments sont révélateurs de beaucoup de choses. Dès mes premières heures au Campus, j’ai compris que j’allais prendre part à une aventure extraordinaire — riche, complexe, où le plaisir d’apprendre et de se cultiver dénote de la gravitas —, mais qui n’était sans doute pas exempte de tensions, de difficultés, voire de conflits.

J’arrivai à Saint-Jean lors de la troisième année de la mandature du Doyen, Marc Arnal, dont je garde un bon souvenir. Cette année-là, nous étions trois docteurs en philosophie. L’année suivante, un nouveau collègue intégrera l’équipe professorale, qui était également détenteur d’un doctorat en philosophie et qui deviendra une personne de confiance, Learry Gagné. Chargé d’enseigner la philosophie, j’avais, me semble-t-il, un plus large choix de cours qu’aujourd’hui. Qui persécute la philosophie manque cruellement de culture générale et achève la conscience historique nécessaire afin de porter un regard critique sur le monde. L’acquisition de compétences est nécessaire, mais reste insuffisante pour s’orienter et exercer une emprise sur le futur.
Je sais les menaces qui pèsent sur les humanités dans les universités occidentales depuis les années 1990. Mais alors que nous pourrions, ici comme ailleurs, freiner cette menace par une conviction dans nos choix, nous l’amplifions. Non seulement l’université se soumet aux injonctions de la théorie des coûts irrécupérables — qui sont contraires aux exigences fondamentales de la science —, mais il existe, en son sein, des individus obsédés par le nombre d’inscriptions au détriment d’un socle commun de connaissances — jugé trop ethnocentrique.
Si je devais pousser mon raisonnement jusqu’au bout, je dirais que la pratique de l’agnotologie est devenue monnaie courante dans nos universités. Aujourd’hui, la question n’est plus celle qu’avait posée Fichte en 1807 afin de justifier une encyclopédie philosophique du savoir : quelle place pour la formation professionnelle à l’université ? L’ordre des choses s’est inversé : quelle place pour la culture générale dans une institution vouée presque entièrement à la formation professionnelle et technique ?

Sans exagérer, il me semble que la période 2006-2012 fut un moment de gloire pour la philosophie au Campus qui n’est pas sur le point de se reproduire. Ce ne fut pas qu’une période faste pour la philosophie. De manière générale, cette période, entrecoupée par la crise financière (2008) et par de nombreux débats internes, souvent chargés d’émotivité, sur la raison d’être du Campus Saint-Jean dans le contexte de l’« internationalisation de l’université » fut mémorable à bien des égards. Autant que je m’en souvienne, le dynamisme et les projets l’emportaient sur le conflit des facultés.
Durant ces années décisives, nous ne manquions de rien. Les plateaux-repas pour accueillir nos conférenciers-invités étaient bien garnis, c’est le moins qu’on puisse dire. À tel point qu’ils surpassaient en qualité certains conférenciers. Blague à part, cette époque est en partie due à une chimie opérée par Marc Arnal. Je sais ici toute les sensibilités et la diversité des opinions sur ses deux mandatures. Je n’entends pas les contredire. Mais la critique est facile, tandis que l’art est difficile. Peu importe, à mes yeux, les reproches formulés à son endroit, c’était un homme d’écoute. Marc Arnal avait un autre mérite, celui d’être respectueux et de nous regarder dans les yeux. Il savait faire dialoguer des points de vue opposés. C’est sans doute cette culture de la contradiction, que maîtrisait l’ancien Doyen et qui est propre à toute pensée critique, qui rendait la vie universitaire Saint-Jean si stimulante. Difficile, conflictuelle, injuste parfois, certes, mais très créative.
Je n’ai qu’un seul regret : avoir été engagé, à mon corps défendant, dans une croisée idéologique contre les justes. Heureusement, d’anciens camarades de politique, de physique et d’éducation sont encore là pour dissiper les doutes. Du reste, je n’ai jamais regretté ne pas avoir obtenu le poste de professeur d’éducation en janvier 2010. Mais il y a mieux : un soir de fin d’hiver 2013, dans le salon du Pavillon Lacertes, notre ancien Doyen, Marc Arnal, dont j’ignorais le départ imminent, me fit signe. « J’aimerais que tu sois avec Samira maître pour la Cérémonie des Lumières ». En acceptant, je ne répondais pas seulement à son appel. C’était aussi une manière de le remercier.
Je ne crois pas me tromper en disant que les trente-six derniers mois (2012-2015) furent des périodes de transition, d’incertitude, de démission, voire de fuite. Pour ma part, je savais que la fin approchait, comme Cicéron à qui Hérennius trancha la tête et les mains pour les rapporter à Antoine. Tel que je l’ai si souvent confessé à mon collègue Boily lors de mes prières du matin, depuis ma retraite au sous-sol du Daridon, rien ne laissait présager quelque chose de positif. Les difficultés s’accumulaient et la situation financière du Campus, déjà fragile depuis des mois, devenait ingérable pour la nouvelle direction. Face au climat de travail qui se détériorait, un repas avec l’inoubliable Jean Bour le vendredi après-midi me consolait.
Curieusement, comme après une révolution, commença à jaillir chez certains, vers octobre 2014, la nostalgie de l’ancienne mandature, que rien ne pouvait contrer puisqu’elle venait de bons sentiments. Les aèdes annonçant en prélude, par des chants, le prochain combat. C’était la revanche du monde souterrain contre une forme de trahison.