le Mardi 29 avril 2025
le Lundi 28 avril 2025 17:59 Santé

Les troubles alimentaires, une détresse trop souvent invisible

L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale. Montage : Andoni Aldasoro
L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale. Montage : Andoni Aldasoro
Depuis le pic observé pendant la pandémie de COVID-19, les troubles de conduites alimentaires continuent de faire des ravages en Alberta. Des spécialistes tirent la sonnette d’alarme : si les cas restent nombreux, c’est surtout leur complexité et le jeune âge des patients qui préoccupent. Et malgré les efforts du gouvernement provincial pour bonifier l’offre de services, les besoins demeurent immenses et généralement méconnus du grand public.
Les troubles alimentaires, une détresse trop souvent invisible
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Dossier spécial : La santé mentale dans tous ses états 

L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale.

Taux de suicide parmi les plus élevés au pays, usage accru de substances, détresse psychologique en hausse : les indicateurs sont alarmants, selon plusieurs rapports de l’Association canadienne pour la santé mentale. Ce dossier met en lumière des souffrances et des enjeux souvent invisibles : du burnout au stress financier en passant par les troubles alimentaires et les défis d’adaptation des jeunes adultes à l’université (retrouvez 5 articles dans nos pages).

IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO

Gina Dimitropoulos, professeure en travail social à l’Université de Calgary et responsable de la recherche au sein du Programme de troubles alimentaires de Calgary géré par les Services de santé Alberta (AHS). Photo : Courtoisie

«Je pense que la population en général ne réalise pas à quel point les troubles alimentaires sont sérieux et graves», affirme d’entrée de jeu Gina Dimitropoulos, professeure en travail social à l’Université de Calgary et responsable de la recherche au sein du Programme de troubles alimentaires de Calgary géré par les Services de santé Alberta (AHS). 

Au Canada, ces troubles affichent après tout le taux de mortalité le plus élevé parmi les enjeux de santé mentale. Entre 10 et 15% des personnes atteintes décèdent des suites de leur maladie, notamment par suicide ou arrêt cardiaque, selon la National Initiative for Eating Disorders (NIED). 

Un constat d’autant plus préoccupant que, depuis la pandémie, les cas traités par les équipes spécialisées d’Edmonton et de Calgary sont plus nombreux qu’avant et concernent désormais des enfants de plus en plus jeunes, souligne-t-elle. «Le problème, c’est qu’on ne dispose pas encore de suffisamment de données pour déterminer quels sont les traitements les plus efficaces auprès de ces jeunes enfants», déplore-t-elle.

Historiquement, la recherche démontre que les troubles alimentaires apparaissent majoritairement à l’adolescence, mais peuvent aussi survenir dès l’enfance ou plus tard, à l’âge adulte.

Parmi les facteurs susceptibles de fragiliser la jeune population, la chercheuse pointe du doigt l’exposition précoce aux médias sociaux, mais aussi la popularisation de l’Ozempic, un médicament initialement conçu pour traiter le diabète de type 2, désormais largement utilisé pour la perte de poids en raison de ses effets sur l’appétit. Selon elle, cette tendance illustre bien «l’obsession actuelle de notre société à l’égard de la minceur».

«On parle tellement du poids, c’est tout à fait possible que ça ait des répercussions sur les enfants. Mais je tiens à rappeler que les troubles alimentaires sont multifactoriels, on peut aussi y être prédisposé au niveau génétique et c’est pour cette raison que certaines personnes sont plus sensibles aux facteurs environnementaux», indique-t-elle.

Le EHN Sandstone Recovery Centre de Calgary propose un traitement résidentiel aux personnes qui souffrent de troubles alimentaires. Photo : EHN Canada

Il existe plusieurs types de troubles alimentaires. Les plus fréquents sont : 

  • l’anorexie : restriction alimentaire qui peut mener à une perte de poids, elle s’accompagne parfois de comportements compensatoires, comme l’exercice excessif;
  • la boulimie : épisodes d’ingestion de grandes quantités de nourriture en peu de temps, suivies de comportements compensatoires (vomissements, exercice excessif, etc.);
  • l’hyperphagie boulimique (ou binge eating) : épisodes d’ingestion de grandes quantités de nourriture en peu de temps, sans comportements compensatoires;
  • le trouble de restriction ou évitement de l’ingestion des aliments (ARFID) : évitement ou restriction alimentaire sans préoccupation liée au poids ou à l’image corporelle.

Bien des personnes vivant avec un trouble alimentaire souffrent aussi d’une comorbidité. « On sait que les troubles alimentaires sont largement associés à l’anxiété, la dépression, l’abus de substances ou encore le trouble obsessionnel compulsif (TOC) », mentionne Gina Dimitropoulos.

Une réalité à peler couche par couche

Sophie Balisky a vécu pendant près d’une décennie avec la boulimie et l’anorexie, un combat entamé dès l’âge de douze ans. Elle estime, elle aussi, que les pressions sociétales exercées de plus en plus tôt sur les jeunes pour correspondre à un certain idéal physique contribuent à la hausse des cas. Mais pour elle, ce n’est que la pointe de l’iceberg. «En surface, on croit que les troubles alimentaires sont liés à la nourriture ou au poids, explique-t-elle. Mais en réalité, ils sont profondément ancrés dans une incapacité, ou une grande difficulté, à réguler ses émotions.» 

Elle poursuit, «c’est comme s’il y avait deux couches. La première, c’est la vulnérabilité liée à l’image corporelle. La seconde, plus profonde, révèle ce qui se cache vraiment sous cette pression : des traumas, des sentiments négatifs. Les troubles alimentaires sont une manière de survivre, de gérer la douleur. C’est une tentative mal orientée pour contrôler des émotions qu’on ne nous a jamais appris à comprendre».

Rétablie depuis maintenant huit ans, la jeune trentenaire insiste sur l’importance de ne pas réduire ces troubles à des questions d’apparence ni à un phénomène qui toucherait uniquement les jeunes adolescentes. «Ça a été mon expérience, mais à travers mon parcours, j’ai vu de jeunes hommes, des enfants et des personnes âgées en souffrir aussi», précise-t-elle.

Un constat que partage Gina Dimitropoulos. Contrairement aux idées reçues, les troubles alimentaires n’ont rien de «superficiel» et ne sont pas nécessairement liés à une perte de poids extrême ou à des préoccupations esthétiques, dit-elle. «Il y a tellement de mythes. Ça ne se réduit pas au groupe stéréotypé de femmes blanches privilégiées. Toutes les personnes peuvent en souffrir : hommes, femmes, personnes racisées ou non, personnes immigrantes, corps minces ou plus corpulents.»

Des cas de plus en plus complexes

Dans les services cliniques, les spécialistes sont d’ailleurs confrontés à des profils de plus en plus variés. La psychiatre Monique Jericho, directrice médicale du Programme de troubles alimentaires de Calgary, indique avoir récemment observé une hausse marquée de cas «complexes» qui impliquent des enfants issus de familles défavorisées ou immigrantes, parfois peu familières avec le système de santé ou les notions de santé mentale.

«Traiter un trouble alimentaire est déjà un défi en soi. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à des situations d’une complexité encore jamais vue. On accompagne beaucoup d’enfants qui ont un lourd passé de traumatismes. Certains sont récemment arrivés d’Ukraine ou d’autres pays en guerre. Il y a la barrière linguistique (on doit d’ailleurs souvent avoir recours à des interprètes), mais aussi de fortes différences culturelles», analyse-t-elle. 

Et cette tendance s’inscrit dans un phénomène plus large. La Dre Jericho rappelle que la pandémie a fait exploser la demande : son programme aurait enregistré une augmentation de 136% du nombre de patients pris en charge. «Ça a un peu diminué depuis, mais on continue d’enregistrer des chiffres inquiétants», souligne-t-elle.

Face à cette vague massive de nouveaux patients, le système de santé albertain peine donc à reprendre son souffle, avoue-t-elle. Les programmes de troubles alimentaires gérés par AHS à Edmonton et à Calgary affichent des listes d’attente qui s’étendent souvent sur «plusieurs mois». 

Si tous les patients n’ont pas besoin d’être hospitalisés, les options sont très limitées pour ceux dont l’état le requiert. À Calgary, il n’existe toujours pas d’unité d’hospitalisation spécialisée. Et à Edmonton, les admissions dans l’unité de soins de l’hôpital de l’Université de l’Alberta — où seulement douze lits sont disponibles — sont généralement réservées aux patients présentant une instabilité hémodynamique sévère ou un état psychiatrique critique.

Autrement dit, les hospitalisations sont réservées aux cas les plus urgents pour éviter un risque d’arrêt cardiaque ou prévenir les tentatives de suicide. Dans un monde idéal, «les critères seraient moins serrés et on pourrait admettre nos patients en se basant seulement sur leurs besoins, mais on n’a pas les structures pour faire ça présentement», affirme la Dre Monique Jericho. 

Faute de ressources suffisantes à Calgary, ajoute-t-elle, plusieurs patients du sud de la province doivent actuellement être transférés à Edmonton pour recevoir des soins hospitaliers spécialisés. Une situation qui crée une iniquité dans l’accès aux soins, déplore à son tour Cendrine Tremblay, dont la fille a été hospitalisée  à «six ou sept reprises», dont deux longs séjours de quatre mois, loin de sa famille. 

«Comme il n’y avait pas la possibilité qu’elle puisse se faire soigner à Calgary, j’ai dû quitter mon emploi pour faire les allers-retours. Et je me suis demandé sans cesse : qu’est-ce que font les familles qui, elles, ne peuvent pas se le permettre?», interroge-t-elle.

Cendrine Tremblay, cofondatrice de la Silver Linings Foundation. Photo : Courtoisie

Faire face au manque de ressources 

Même si les patients n’ont pas besoin d’une hospitalisation prolongée pour se rétablir, Cendrine Tremblay a voulu trouver des solutions pour mieux soutenir les cas sévères, comme celui de sa fille, dans le sud de la province. Elle a créé en 2014 la Calgary Silver Linings Foundation avec l’objectif clair de créer un centre de traitement en personne, à Calgary.

«C’est l’enfer d’avoir quelqu’un à la maison qui a besoin de soins, qui n’est pas assez malade pour aller à l’hôpital, mais trop malade pour rester à la maison», analyse-t-elle.

Dix ans plus tard, son projet a vu le jour : grâce à des fonds octroyés par le gouvernement et une campagne de financement, la fondation peut désormais accueillir douze patients en traitement résidentiel au EHN Sandstone Recovery Centre. Le service, offert gratuitement, propose un accompagnement intensif assuré par une équipe multidisciplinaire : diététistes, psychologues, médecins et infirmiers. 

Il s’ajoute aux ressources déjà existantes de la fondation, comme les groupes de soutien et les programmes de mentorat qui sont très appréciés des patients. «Ça permet aux personnes vivant avec un trouble alimentaire d’être jumelées avec une personne qui est rétablie, qui a environ le même âge. Ça leur montre concrètement que le rétablissement est possible», ajoute-t-elle.

Plus récemment, AHS a également annoncé la construction d’une nouvelle unité d’hospitalisation spécialisée qui sera intégrée au complexe médical Foothills, à Calgary, et qui pourrait ouvrir «dès décembre 2025», se réjouit la Dre Jericho. Les soins ambulatoires seront aussi améliorés dans la ville. 

«Ce sera une ressource exceptionnelle qui nous permettra enfin de soigner plus de patients atteints de troubles alimentaires et de les garder plus longtemps que ce que nous pouvons faire actuellement. En attendant, on est très heureux de pouvoir recommander certains patients aux services de la fondation Silver Linings», indique-t-elle.

Bien qu’elle salue la création récente de centres de traitements publics, Michelle Emmerling, cofondatrice du Alberta Wellness Center for Eating Disorders à Edmonton, estime que les troubles alimentaires demeurent «beaucoup trop» sous-financés par AHS. «Il y a beaucoup de rattrapage à faire», affirme la psychologue, dont les services sont offerts au privé. 

Elle aimerait un jour pouvoir offrir des services gratuits comme la fondation Silver Linings, mais elle ne se fait pas trop d’illusions. «Le fait d’être au privé crée évidemment des disparités parce que ce n’est pas tout le monde qui a les moyens de payer. On aimerait bien mieux être affiliés au système public, mais ce n’est tout simplement pas dans le champ de vision d’AHS», mentionne-t-elle.

Un passage difficile à l’âge adulte 

Une autre faille du système actuel, explique Gina Dimitropoulos, réside dans la transition entre les soins pédiatriques et les soins pour adultes. Chez les jeunes, l’approche est centrée sur la famille, avec une équipe multidisciplinaire et un fort accompagnement parental. Mais à 18 ans, les patients doivent changer d’équipe, de philosophie de soins et souvent faire le deuil d’un cadre structurant.

«Les modèles de soins sont radicalement différents. Le système pour adultes repose sur une approche centrée sur le patient et beaucoup ont du mal à s’y engager, surtout s’ils sont ambivalents face au traitement», explique la chercheuse.

Les critères d’admission changent aussi : chez les enfants, les parents peuvent insister pour une prise en charge, mais chez les adultes, le consentement volontaire est requis, «même dans des cas très graves». S’ajoutent à cela des listes d’attente souvent «plus longues».

La psychologue Michelle Emmerling a cofondé le Alberta Wellness Center for Eating Disorders à Edmonton. Photo : Courtoisie

Une approche basée sur les émotions

Alors que le passage aux soins pour adultes peut marquer une rupture dans l’accompagnement habituel des patients, plusieurs spécialistes insistent sur la nécessité de maintenir une approche familiale et émotionnelle, quel que soit l’âge. Selon Michelle Emmerling, c’est la régulation des émotions qui constitue souvent le véritable pivot du rétablissement, en particulier lorsque des blessures remontent à l’enfance. Elle espère voir cette approche davantage mise de l’avant. 

«Les gens développent des comportements compensatoires. L’hyperphagie, par exemple, c’est souvent une manière de chercher du réconfort. L’anorexie, elle, pousse à la restriction parce qu’on veut éviter de ressentir. Et la boulimie fait manger pour se consoler, puis vomir pour relâcher la tension émotionnelle. Tout est lié aux émotions», analyse-t-elle.

À ses yeux, accompagner une personne en voie de guérison, c’est aussi accompagner un système familial entier qui doit, lui aussi, évoluer. C’est pourquoi elle veille à inclure les proches autant que possible dans le processus thérapeutique. «Ce travail, c’est autant avec l’individu qu’avec son entourage. Et je suis consciente que si j’aide quelqu’un à changer, je dois aussi réintégrer cette personne à un système familial ou social, qui est en train de changer lui-même.»

Cette approche est similaire à celle qui a permis à Sophie Balisky de se reconstruire après une décennie passée à jongler avec ses troubles alimentaires. «Une fois que j’ai appris à me réguler, c’est comme si mon trouble alimentaire n’avait plus d’espace pour exister», confie cette dernière.  

Le parcours vers le rétablissement a cependant été parsemé d’embûches. La jeune femme refuse de maquiller la vérité : au départ, le rétablissement rend les choses «bien pires», car le trouble alimentaire agit souvent comme un faux refuge. «C’est comme un ami, une zone de confort. Le remettre en question, c’est perdre ses repères, ne plus savoir à quoi ressemblera l’avenir sans ses mécanismes de protection. En fait, se rétablir, c’est souvent plus dur que d’être malade. Il faut apprendre à s’asseoir avec des émotions très inconfortables.»

Mais de l’autre côté, elle assure que la guérison est tout à fait possible. «La vie est tellement meilleure que ce qu’on peut imaginer. Et même si ça fait peur, ça vaut entièrement le coup. Les troubles alimentaires ne sont pas une sentence à vie», partage-t-elle avec émotion.

Des mots simples, mais précieux, pour celles et ceux qui n’ont pas encore trouvé la sortie.

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