IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO
La salle était comble ce samedi 17 mai, le français, l’anglais, le créole, mais aussi quelques langues africaines ont créé la rumeur. Une rumeur heureuse, festive, parfois studieuse et admirative. En effet, toutes les personnes présentes étaient là pour rendre hommage aux «ancêtres haïtiens».
Ceux-là mêmes qui se sont révoltés et ont brisé leurs chaînes pour devenir des hommes libres et finalement brandir, le 18 mai 1803, le drapeau bleu et rouge haïtien «cousu par Catherine Flon», fille naturelle de Jean-Jacques Dessalines, père de la patrie haïtienne, devenu l’empereur Jacques 1er.
Haïti, de son nom originel «Ayiti», est encore aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres au monde, à la merci des catastrophes naturelles, selon la Banque mondiale, et d’une «corruption omniprésente». Cette terre montagneuse est aussi «la première république noire indépendante au monde», insiste Pierre Nicholson Beldor, le président de l’Association de la communauté haïtienne de Calgary (ACHC).
Être fier de son passé
Si la naissance de cette république, le 1er janvier 1804, est essentielle pour les Haïtiens, elle représente aussi la lutte acharnée des esclaves contre le colonialisme français durant près de 13 ans (1791 à 1804). Le président de l’association en profite pour citer un proverbe haïtien qui résume la volonté du peuple et sa solidarité au fil du temps : «Plus on est nombreux, moins la charge est lourde».
Cette révolution haïtienne est devenue alors l’exemple à suivre pour de nombreux pays dans les Caraïbes et en Amérique latine, insiste Evelyne Kemajou, la directrice générale du Portail de l’Immigrant Association, lors de son allocution devant une salle conquise. Elle exhorte d’ailleurs le public «à être très fier de ce patrimoine historique» et à ne jamais l’oublier.
Et ce n’est pas pour rien que Pierre Nicholson Beldor l’a invitée à prendre la parole. Pour lui, c’est une amie, mais aussi «une mentore» qui œuvre dans la francophonie et pour les immigrants depuis de nombreuses années.

Evelyne Kemajou (vêtue d’une robe noire) est entourée de ses collaborateur.trice.s du Portail de l’Immigrant Association. Photo : Arnaud Barbet
«Evelyne a toujours été présente pour notre association», souligne-t-il reconnaissant, ajoutant que la diaspora haïtienne en Alberta accueille et collabore avec beaucoup d’autres communautés, notamment celles de l’Afrique francophone.
La Camerounaise d’origine profite d’ailleurs de ces quelques minutes de parole pour insister sur la réussite de la diaspora haïtienne à l’étranger et son importance. «La diaspora est une extension d’Haïti.» Et ce n’est pas Pierre qui va la contredire, «aujourd’hui, les leadeurs haïtiens apportent énormément aux sociétés qui les ont accueillis. Ils font partie des élites à l’étranger, aux États-Unis, au Canada et en France». Il souligne aussi que cette diaspora a atteint près de 10 000 âmes en Alberta.
Mais c’est à regret qu’il énonce la Constitution haïtienne et l’impossibilité pour ses citoyens d’être «binationaux». En effet, en quittant le pays, notamment du temps des Duvalier, ils ont aussi perdu leur citoyenneté haïtienne, «leur retour au pays est donc presque impossible».
Il évoque aussi «l’inconscience et l’insouciance des dirigeants haïtiens aujourd’hui» et «la corruption» pour expliquer une infime partie du marasme économique dans lequel se trouve le pays aujourd’hui, la pointe de l’iceberg dans ces eaux tropicales.

Photo : Wikimedia Commons
Le drapeau de la République d’Haïti
Il est formé de deux bandes horizontales, l’une bleue représentant l’unité des Haïtiens noirs, l’autre rouge représentant l’union de ce peuple avec les métis. Inspiré du drapeau tricolore français révolutionnaire, sa bande blanche a été déchirée. Le symbole de la race blanche a donc été supprimé. Les armes de la République sont le palmiste surmonté du bonnet de la liberté et orné d’un trophée d’armes avec la légende «L’union fait la force».

Raphael Oulaï, vice-président du CA de l’ACFA de Calgary, et Dominique Mathurin, conférencière. Photo : Arnaud Barbet
Une dette colossale
Cette soirée de gala se devait d’être aussi informative pour sensibiliser toutes celles et tous ceux qui étaient présents sur les causes liées à la situation actuelle d’Haïti.
C’est Dominique Mathurin, conférencière d’origine haïtienne, qui, accompagnée de sa sœur Pascale Mathurin, a relevé le défi. À travers le miroir du passé, elles ont rappelé sans équivoque la raison historique de l’effondrement du pays.
«La France a imposé une dette à Haïti» en 1825 pour dédommager les pertes causées par l’arrêt de l’exploitation des terres des colons, mais aussi pour valider la reconnaissance du pays. Celle-ci a été acceptée afin d’éviter un autre conflit avec l’armée française.
Cette dette s’élevait à «150 millions de francs-or français, à verser en cinq tranches annuelles». Un montant exorbitant pour une république qui se relevait de l’oppression. «La France ajoute alors une condition : pour régler ses paiements, le pays devra emprunter uniquement auprès de banques françaises. Ce rocher de Sisyphe est ce qu’on appelle la « double dette »», indiquent nos confrères du New York Times.
La conférencière a pris le temps d’expliquer les rouages de cette «double dette», ainsi que de l’endettement direct et indirect (intérêts) du pays auprès de banques françaises, puis de la Banque Haïtienne qui n’en avait que le nom, puisque celle-ci était aussi administrée par un autre établissement français, le Crédit commercial et industriel (CIC). Au total, «c’est entre 21 et 115 milliards de dollars [entre 20 et 108 milliards d’euros]» que Haïti a payés à la France, indique le journal.
Dominique Mathurin a développé durant de longues minutes les conséquences de cet endettement insurmontable qui a empêché les différents gouvernements haïtiens d’investir dans des infrastructures pendant plus d’un siècle.
Les convives ont pu se régaler de quelques spécialités haïtiennes, comme le diri djon djon, un riz aux champignons noirs originaire du nord du pays, ou le diri kolé ak pwa, le riz collé aux haricots rouges, et, bien sûr, le bannann peze, la banane plantain frite. Le tout était accompagné de salades et de viandes, comme du poulet aux épices et au citron ou en sauce à base de tomates et d’épices.
Aller de l’avant avec fierté
À l’image du peuple haïtien, elle a démontré son implication pour la cause de ces ancêtres qui ont dessiné la société haïtienne d’aujourd’hui et a conclu, avec le sourire, sur «la résilience et la force de son peuple». La salle était conquise et on a pu entendre, de part et d’autre, les prémices d’une réflexion, d’un débat sur cette vérité historique du colonialisme.
Dominique Mathurin a assuré que, malgré la situation actuelle d’Haïti au niveau économique, «il faut rester fiers de ce que nous [les Haïtiens] avons accompli». Elle rejoint d’ailleurs le discours du président de l’association et aussi celui d’Evelyne Kemajou concernant le succès de la diaspora haïtienne à l’étranger. Mais elle exhorte ses concitoyens : «il est important de connaître notre histoire, mais il faut continuer à travailler fort et surtout ne pas s’apitoyer sur notre sort!»
À la suite de son allocution, la soirée divertissante et légère a repris ses droits, mais Pierre Nicholson Beldor a cautionné cette nécessité «de savoir d’où l’on vient. Il est important de comprendre la véritable histoire d’Haïti, celle qui nous est parfois inconnue ou mal connue». Ainsi se termina la soirée dont l’épilogue était le lendemain avec le lever du drapeau haïtien.
Malgré le temps pluvieux, «il y a eu une éclaircie et le drapeau haïtien a pu être hissé dans le ciel albertain pour la journée» aux abords de la mairie de Calgary, exprime-t-il avec une immense fierté.
Glossaire – Rouage : Événements, faits qui s’enchaînent inexorablement