La route en camion vers la ferme, la neige qui tombe sans relâche, le froid mordant et ce vieux poêle à bois comme un réconfort une fois la tâche accomplie. Cherisse Audet se souvient, avec une précision remarquable, de ces journées au début des années 1990 lorsque sa famille allait cueillir son propre sapin de Noël. «J’avais presque plus hâte à ce moment-là qu’au 25 décembre», se remémore-t-elle.
Jeune fille, elle prenait la route avec ses parents Joan et Kirk Crockett, ainsi que son frère et sa sœur aînée. Les cinq aventuriers quittaient la communauté francophone de Legal pour quelques heures, juste le temps de se rendre à la Gunlor Pines Tree Farm. «Quand on arrivait à la ferme, il restait encore un peu de chemin pour atteindre les sapins. Mon père sortait des traîneaux et les attachait derrière le camion. Mon frère, ma sœur et moi, on glissait dans la neige jusqu’aux arbres. La moitié du fun, c’était juste ça», explique-t-elle en riant.
Une fois arrivée à destination, la famille déambulait entre les rangées de sapins touffus, examinant attentivement les options pour s’assurer de sélectionner «le plus bel arbre possible». Une fois le consensus atteint, le patriarche sortait sa scie et coupait l’heureux élu. «Habituellement, c’était pas mal facile de tomber d’accord sur le sapin à ramener», précise Cherisse.
Les orteils et le bout du nez gelés, les Crockett se dirigeaient ensuite vers une cabane en bois où les propriétaires de la ferme les attendaient, chocolat chaud et friandises en main pour réchauffer corps et âme. «On se rassemblait devant le poêle à bois, on avait froid après avoir passé autant de temps dehors à jouer dans la neige», témoigne Cherisse.
Le reste de la journée était consacré à décorer le sapin en famille, une fois de retour à la maison, dans la bonne humeur et en écoutant les classiques musicaux des fêtes.
Cette tradition s’est perpétuée chaque année chez les Crockett, même après leur départ de Legal, lorsqu’ils se sont installés à Saint-Albert. «On retournait à la ferme, on faisait encore le chemin pour aller chercher notre sapin. On a fait ça pendant encore plusieurs années, jusqu’à tant qu’on soit plus vieux.»
Après que les enfants aient grandi et qu’ils soient partis de la maison, les Crockett ont pourtant décidé de mettre la main sur un sapin artificiel, comme de nombreux Albertains décident de le faire année après année, question de simplifier les préparatifs de Noël.
Mais la ferme qui a bercé l’enfance de Cherisse, elle, est toujours en activité bien qu’elle ait changé de propriétaire et de nom, lorsque la famille Gouldson en a fait son acquisition en 2012. Quelques autres adresses similaires subsistent également en Alberta. Et à l’approche de Noël, elles reçoivent à leur tour la visite de familles désireuses de bâtir leurs propres traditions inoubliables.
Notons que la coupe de sapins sauvages est permise en Alberta sur les terres de la Couronne à condition d’avoir mis la main sur un permis PUFPP (Personal Use Forest Products Permit). Le gouvernement de l’Alberta répertorie d’ailleurs les endroits autorisés pour cette pratique sur son site web. La cueillette n’est cependant pas autorisée dans les parcs provinciaux. «Il existe deux exceptions à cette règle : on peut couper son sapin dans certaines zones désignées du parc interprovincial de Cypress Hills et du parc de Castle à condition d’avoir le permis approprié d’Alberta Parks», mentionne la directrice des communications du ministère de la Foresterie et des Parcs, Victoria Person.
Le commerce du sapin, un jeu de patience et d’amour
C’est dans l’objectif d’offrir une expérience traditionnelle et empreinte de magie aux gens de leur région que Conrad et Sandy Siewert ont décidé d’ouvrir leur ferme de sapins en 2003, non loin de Rocky Mountain House. Depuis vingt ans, les familles se présentent sur leurs terres à partir de la fin novembre pour choisir et couper leur sapin et vivre une expérience similaire à celle des Crockett.
«Certaines familles peuvent passer cinq à six heures ici, à un point tel qu’on se demande parfois ce qu’ils font. Mais lorsqu’on entend les cris de joie, les rires des enfants, on sait qu’ils sont en train de bâtir des souvenirs mémorables et c’est ça, le plus important», explique Sandy.
Qu’il s’agisse d’un sapin baumier, d’une épinette blanche ou bleue, voire d’un pin sylvestre, chaque arbre de la ferme des Siewert est offert au prix de soixante-dix dollars, indépendamment également de sa taille. Sandy explique cette décision en précisant que l’entreprise n’a ni l’ambition ni l’intention d’être lucrative.
«On ne fait toujours pas de profit après vingt ans. Le but, c’est d’essayer de rendre les gens heureux», mentionne-t-elle.
Certains visiteurs de la ferme Raven Ridge arrivent d’ailleurs bien préparés, apportant chocolat chaud et pique-nique pour profiter pleinement du foyer extérieur en famille. En majorité, ceux qui éternisent leur visite dans le froid hivernal viennent de loin et ont parcouru plusieurs heures de route pour arriver jusqu’à la ferme, précise Sandy.
«On a beaucoup de gens d’Edmonton et de Calgary. Lorsqu’il fait très froid, ce sont peut-être quatre ou cinq clients qui nous visitent, mais parfois il y a jusqu’à trente familles qui viennent en une journée», souligne-t-elle.
Si les pépiniéristes de sapins se font de plus en plus rares à l’ouest du pays, c’est en raison de l’augmentation des importations de sapins en provenance du Nouveau-Brunswick et du Québec ces dernières années, ajoute-t-elle.
Comparativement à l’est du pays, où les conditions climatiques diffèrent, l’Alberta présente un climat plus rigoureux, nécessitant jusqu’à douze ou treize ans pour que les sapins de Noël atteignent leur maturité. Cette longue période de croissance représente un défi presque insurmontable pour ceux qui se lancent dans cette industrie avec des objectifs de profit.
Créer de nouvelles traditions à son tour
Cherisse, aujourd’hui mère de deux enfants, a tenté de raviver un peu de cette magie qu’elle avait connue dans son enfance en allant cueillir à nouveau son propre sapin, cette fois-ci dans la nature plutôt qu’une ferme. Mais celle qui habite désormais Calgary a rapidement constaté que certaines choses ne peuvent être parfaitement reproduites.
«Pendant quelques années, avec [mon mari], on a acheté un permis pour aller couper notre arbre de Noël dans la forêt parce qu’on n’avait pas accès à une ferme de sapins à proximité de la maison. Et puis, finalement, on a décidé de se tourner vers les sapins commerciaux qu’on achète en ville parce que c’est moins de travail», relate-t-elle.
La magie des Noëls d’antan, insaisissable, n’a pu être encapsulée. Mais pas question de renoncer à l’entièreté des coutumes des fêtes pour autant.
Tout comme elle le faisait avec ses parents, Cherisse prend le temps de décorer le sapin en famille, en écoutant les mêmes chansons de son enfance et en partageant encore ces fameuses tasses de chocolat chaud, dit-elle.
«Maintenant, couper le sapin, c’est vraiment juste un beau souvenir que je garde précieusement, mais on apprend à créer de nouvelles traditions.»
Glossaire – Pépiniériste : Personne qui cultive des arbres