IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO
Albert Djé s’exprime ici à titre personnel. Les propos rapportés dans cet article ne reflètent pas nécessairement les positions du Conseil scolaire FrancoSud ni celles de l’École du Nouveau-Monde, dont il est le directeur.
Le Franco : Bonjour monsieur Djé. Vous avez un parcours académique impressionnant. En plus de votre doctorat en littérature postcoloniale, vous détenez plusieurs maîtrises et baccalauréats. Qu’est-ce qui vous a motivé à poursuivre autant d’études?
Albert Djé : J’aime les études. Ma mère, qui n’est jamais allée à l’école, qui ne sait ni lire ni écrire, a été une grande source d’inspiration pour moi. Elle m’a dit, quand j’étais au primaire : «Mon fils, moi, je ne suis jamais allée à l’école. Je veux que tu ailles à l’école jusqu’à ce que tu obtiennes le plus haut diplôme». Inconsciemment, c’est resté dans ma tête.
Quand j’ai terminé ma soutenance de thèse, je suis retourné en Côte d’Ivoire. J’ai dit : «Maman, j’ai réussi». Elle m’a répondu : «Je ne sais même pas de quoi tu me parles». Elle ne se souvenait même plus de cette conversation [rires].
Le Franco : Avant de vous établir en Alberta, vous avez d’abord immigré au Québec en 2008. Votre intégration sur le marché du travail y a été difficile malgré vos qualifications, si bien que vous avez accepté un poste dans un hôtel. Avec le recul, pensez-vous que votre parcours reflète une réalité plus large, vécue par les immigrants francophones hautement qualifiés au Canada?
Albert Djé : J’ai des amis avec qui j’étais au Québec qui ont trouvé un emploi dans leur domaine. Si j’avais trouvé un emploi dans mon domaine, je n’aurais probablement pas quitté le Québec. C’est une belle province… […]
Je crois que ce n’était pas le bon tempo pour moi. Je suis arrivée dans la ville de Québec dans une période qui était difficile pour tout le monde. C’était en 2008, il y avait une crise économique mondiale. Si les Québécois eux-mêmes avaient de la difficulté à trouver du travail, c’était d’autant plus difficile pour les immigrants.
En d’autres termes, je ne remets pas le système en compte. Oui, c’est possible d’avoir des difficultés pour trouver du travail, mais, dans mon cas, c’était aussi [circonstanciel]. J’ai dû trouver du travail dans un hôtel parce que j’ai des enfants et une femme, j’avais des responsabilités.
Mais j’ai aussi eu une entrevue au cégep. Et j’ai voulu postuler pour enseigner à l’Université Laval.
Il faut comprendre qu’en tant qu’universitaire, comme on ne peut pas enseigner au primaire ni au secondaire, alors j’ai finalement décidé d’entamer un baccalauréat en éducation à l’Université d’Ottawa pour élargir mes chances de trouver du travail. J’ai quitté l’Est par la suite.
Le Franco : Après votre arrivée en Alberta, vous avez eu un parcours en enseignement. Plus tard, en 2018, vous êtes devenu le premier directeur noir du Conseil scolaire FrancoSud…
Albert Djé : … J’étais le premier directeur très noir, avec la peau très foncée [rires].
Le Franco : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la représentation des personnes noires ou racisées dans des postes de direction scolaire?
Albert Djé : Il faut continuer de travailler des deux côtés. Autant du côté des gens qui aspirent à atteindre des postes de direction, il faut continuer à travailler, mais avec beaucoup d’humilité. On est dans un environnement qui nous accueille, qui ne ferme pas forcément les portes et il faut savoir demander. Je veux dire qu’il faut travailler fort et mériter ce qu’on nous donne.
Du côté de ceux qui nous accueillent et qui ont la possibilité de nous offrir un poste, il faut avoir du courage. Il ne faut pas avoir peur de prendre des risques pour donner des chances à des gens qui travaillent fort et qui veulent évoluer professionnellement.

Originaire de la Côte d’Ivoire, Albert Djé s’investit dans l’éducation francophone depuis son arrivée en Alberta. Photo : Courtoisie
Le Franco : Qu’est-ce qui vous rend le plus fier dans vos fonctions de directeur d’école? Avez-vous une mission particulière?
Albert Djé : Mon objectif premier, c’est de permettre aux élèves et à tous les employés et enseignants de se sentir en sécurité. Je veux qu’ils se sentent bien accueillis, de même pour les familles. Quand on parle de communauté scolaire, il y a l’équipe-école, les élèves, le conseil scolaire, mais surtout les familles. Ces quatre entités jouent un rôle important dans le succès des réalisations de l’école. Sans le soutien des parents, on ne peut pas aller plus loin. Ils ont leur mot à dire dans l’apprentissage de leurs enfants.
Un directeur d’école, sa force devrait être de favoriser des relations efficaces avec sa communauté scolaire. Ça fait partie des normes de qualités de leadership scolaire. Moi, je commence par ça.
[Bien entendu], quand une personne [dans un poste de direction] ne ressemble pas à la majorité, les gens peuvent se demander pourquoi on l’a choisie. Je dis toujours : n’ayez pas peur. On connaît notre travail, on sait ce qu’on fait. 98% des gens acceptent et ne se posent pas de questions.
Mais dans l’altérité, il va toujours y avoir des oppositions. C’est la vie.
Le Franco : Comment vous servez-vous de votre propre parcours et de vos difficultés pour accompagner les familles immigrantes de votre communauté scolaire?
Albert Djé : Humblement, on explique souvent la situation, on les guide, on les oriente vers les organismes d’accueil, on les appelle pour les encourager. Il y a beaucoup de moments de découragement, surtout s’ils ne trouvent pas d’emploi.
Les gens arrivent et ils sont démunis. Ils ne savent pas comment ça fonctionne. Il faut les orienter. Je fais un travail difficile, mais gratifiant. Quand les gens arrivent de l’Afrique noire, il faut leur expliquer comment ça fonctionne ici, au Canada. Vous allez penser qu’ils sont maladroits, qu’ils font exprès, mais non! Ils viennent d’un moule où ils ont été fabriqués. Il faut leur expliquer qu’on ne leur demande pas d’être une personne différente de ce qu’ils sont, mais qu’ils doivent trouver un moyen d’épouser les façons de faire du Canada, sans se renier.
Le Franco : Le curriculum scolaire canadien a longtemps mis l’accent sur l’histoire eurocentrée. En tant que docteur en littérature postcoloniale, trouvez-vous que les écoles francophones en Alberta offrent un enseignement suffisamment inclusif des réalités africaines et postcoloniales?
Albert Djé : Non. Heureusement, on parle un peu de l’esclavagisme qui a surtout eu lieu dans l’est du pays. On parle [aussi] de ces personnes noires qui ont contribué aux succès du Canada, comme Viola Davis. Mais ce n’est pas suffisamment. Pour ma part, très humblement, je crois qu’il faut mettre l’accent sur les [raisons pour lesquelles] l’Afrique est en retard. Est-ce parce que les Africains n’ont pas travaillé suffisamment? Est-ce parce que les Africains ont manqué de leadership? Ce sont des questions existentielles et fondamentales qui peuvent nous permettre de mieux comprendre… Je veux dire quand on a vidé un continent de sa jeunesse et qu’on y a laissé que les personnes âgées et les femmes seules pendant 400 ans, comment voulez-vous qu’un tel continent se relève, même s’il travaille fort?
Vous m’amenez dans un domaine qui me passionne. Vous savez, l’Afrique n’a pas connu que l’esclavage. Les gens ne parlent que de l’esclavage! Permettez-moi de vous demander si vous savez ce que sont les travaux forcés?
Le Franco : Non. Dites-moi en plus.
Albert Djé : C’est encore très proche de nous, pourtant. Mon grand-père maternel a vécu les travaux forcés. Il est né en 1917. On obligeait les jeunes gens à faire des travaux pour les colons français, qui venaient exploiter les ressources naturelles. Ils devaient construire les routes à la main avec des outils rudimentaires. Mon grand-père était perclus des deux pieds, ses deux pieds étaient brisés parce qu’il est tombé un jour en ramassant des noix de coco pour les colons.
Même aujourd’hui, ce n’est pas terminé. On parle de néocolonialisme. Les ressources, les matières premières sont toujours exploitées. On prend des gens qui font l’affaire de l’ancienne puissance coloniale et on les installe au pouvoir. Il faut enseigner cette réalité.
Le Franco : Est-ce dans vos objectifs professionnels de mieux inclure ces perspectives dans les écoles albertaines?
Avertissement au lecteur : La réponse qui suit contient un terme à caractère raciste reproduit tel que dit par l’intervenant dans un but éducatif et de réflexion critique. Sa lecture peut heurter certaines personnes.

(De gauche à droite) Les deux enfants et la conjointe d’Albert. Photo : Courtoisie
Albert Djé : Il y a un curriculum. Je n’ai pas la prétention de vouloir changer les choses. Par contre, j’ai le pouvoir d’écrire des livres. En 2012, j’ai publié un ouvrage de 600 pages. J’espère que cet ouvrage aide à mieux comprendre le postcolonialisme. Pour l’instant, c’est ma façon à moi de m’exprimer pour faire connaître l’histoire de l’Afrique subsaharienne.
J’ai le pouvoir aussi d’utiliser mes connaissances dans mes interventions avec les élèves. Quand il y a un élève qui en traite un autre de «nègre»… Ne vous inquiétez pas, moi, je n’ai pas peur des mots. Je suis contre la censure. Si on n’utilise pas les vrais mots, les gens ne comprennent pas.
Bref, ce pauvre petit garçon blanc qui a traité le petit garçon noir de nègre, on ne doit pas forcément s’en prendre à lui, même si le mot qu’il a utilisé fait mal. Lui, il a entendu ce mot et il cherche seulement à faire réagir et choquer l’autre. Si tu ne prends pas la peine d’expliquer les origines et les effets dévastateurs du mot «nègre», comment peut-il comprendre?
Si tu lui expliques et qu’il continue à l’utiliser et bien là, c’est un imbécile. Mais, comme ce n’est pas un imbécile, il va probablement s’excuser.
Le Franco : En plus de votre poste de directeur d’école, vous donnez également des cours au Campus Saint-Jean. Qu’est-ce qui vous interpelle dans le milieu académique?
Albert Djé : C’est ma vocation! Vous savez, en Amérique du Nord, pour avoir un poste permanent comme enseignant d’université, c’est tout un processus. Je n’ai plus vingt ans ni trente ans. Là où je suis présentement, j’ai un emploi sécurisé et sécurisant.
Mais je suis beaucoup plus apte à enseigner à l’université qu’au secondaire et au primaire. J’adore la recherche et l’écriture. Ça me passionne et ça me manque.
Je vais être franc avec vous, je ne veux pas terminer ma carrière comme directeur d’école. Pour moi, ce serait un peu un échec. Je veux aller au-delà, pas forcément dans l’enseignement, mais pour savoir que j’avance.
Le Franco : Cela fait maintenant treize ans que vous vivez en Alberta et que vous faites partie de la francophonie albertaine. On observe ces dernières années une hausse de l’immigration francophone dans la province, notamment en provenance d’Afrique. Comment percevez-vous cette évolution?
Albert Djé : Je suis fier du travail qui a été fait par les francophones. Les gens ont travaillé dur. Ce n’était pas évident. Je veux les féliciter pour leur travail. C’est merveilleux.
Maintenant, quand on parle de l’augmentation des personnes immigrantes venues d’Afrique, tout le monde le voit, tout le monde le sait. Quand on regarde les écoles francophones, c’est clair que l’héritage noir est immense. Les Africains qui arrivent cherchent un meilleur endroit pour scolariser leurs enfants ou parce qu’ils vivent des situations difficiles, comme la guerre.
Oui, le gouvernement veut limiter l’immigration, mais l’immigration francophone, elle ne sera pas limitée et c’est une bonne chose.
Si vous regardez le continent où il y a le plus de francophones, c’est l’Afrique. Nous, les Africains, il faudrait qu’on prenne conscience de cette force-là, mais [il faudrait] aussi que les autorités [canadiennes et albertaines] prennent conscience de cette réalité pour mieux guider les gens qui arrivent.
Je ne suis pas politicien, mais si ces francophones-là, on ne les dorlote pas, le risque, c’est que ces personnes vont aller s’intégrer du côté anglophone. C’est un risque pour la francophonie. On a intérêt à les mettre dans des conditions favorables, sans qu’elles soient meilleures que pour les autres.
Le Franco : Albert Djé, je vous remercie pour votre temps. Avez-vous des dernières pensées à partager avec nos lecteurs?
Albert Djé : Je tiens à répéter qu’il est important de faire confiance aux personnes afrodescendantes. Ils savent beaucoup de choses, il faut juste être patients avec eux. La patience, ça manque beaucoup dans les instances dirigeantes et dans le recrutement.
Il faut coacher les personnes, s’assurer de les soutenir et leur donner une vraie chance de réussir. Il ne faut pas les discarter à la première erreur. Ça peut être très décourageant d’avoir l’impression que notre carrière est bousillée parce qu’on ne nous a pas donné une vraie chance.
Présentement, je vous parle et je connais cinq personnes qui sont complètement démoralisées et qui ont envie de repartir. Ces personnes-là se disent, soit on va au Québec ou on retourne en Afrique.
Glossaire – Perclus : Se dit d’une personne dont la mobilité est réduite ou nulle