Le choix d’Étienne Haché, chroniqueur
En relisant cet article, il m’est venu à l’esprit la thèse de Max Weber dans «La profession et la vocation de savant» (1919) au sujet des dégâts de la rationalisation croissante dans le monde moderne. Pour Weber, celle-ci a imprégné l’économie, le droit, la politique et même la religion. Mais le sociologue ne croit pas que la rationalité permette à l’homme de mieux vivre. Le monde est devenu si complexe qu’aujourd’hui personne n’a la moindre idée du nombre de processus nécessaires pour produire un téléphone portable par exemple. Ainsi, le monde du travail, qui est devenu très complexe, est aussi devenu un lieu difficile à vivre, voire inadéquat pour se réaliser pleinement comme individu. Le rationalisme repose sur la conviction que l’on peut donner un sens à son travail. Est-ce encore vrai de nos jours? Rien n’est moins sûr. Je ne sais pas si Gabrielle serait d’accord avec moi pour substituer à l’intuition les sentiments. Chose certaine, les sentiments permettent un retour sur soi afin de mieux se connaître et ainsi se projeter dans le temps. Merci beaucoup à Gabrielle pour cet article très suggestif et en parfaite adéquation avec mes réflexions actuelles sur l’importance des sentiments comme des attributs humains enchanteurs susceptibles d’éclairer nos choix et nos décisions…
(Article paru le 29 mars 2023 sur notre site web : lefranco.ab.ca)
Invitée par le Conseil de développement économique de l’Alberta (CDÉA), Annie Peyton a mis peu de temps pour déstabiliser le public réuni à Plateform Calgary le 8 mars dernier. «Je vous sens endormis, allez tout le monde debout, on n’arrête pas de bouger jusqu’à tant que j’arrête la musique», a lancé celle qui a œuvré dans le milieu artistique pendant deux décennies.
Le but de l’exercice : aider les participants à prendre conscience de leur ego, ce discours intérieur qui agit comme un «chien de garde» en poussant les humains à «tout rationaliser» et en les empêchant de lâcher leur fou. «On a tous des pensées limitantes, soit parce qu’on a peur d’être jugés, qu’on manque de confiance ou qu’on se sent [comme un] imposteur», résume la psychosociologue.
Les participants, d’abord perplexes, ont rapidement pris goût à l’exercice. Quelques minutes plus tard, essoufflés d’avoir autant gesticulé* et le sourire encore accroché aux lèvres, ils ont repris place sur leur siège avec entrain. Une énergie nouvelle flottait dans la salle. La fatigue et la gêne s’étaient dissipées pour laisser place à la jovialité et l’ouverture.
«Quand je vois une audience comme celle-là, ça me touche vraiment parce que c’est le plus beau que je peux trouver», confie Annie.
Des trucs pour accéder à son intelligence instinctive
La conférencière explique que l’ego, qui est issu de l’hémisphère gauche de notre cerveau, est absolument nécessaire puisqu’il «nous garde en sécurité» et permet à chacun «de faire preuve d’intellect et de logique». Mais cette rationalité poussée à l’extrême peut agir comme un «leader négatif» et «masquer la voix de notre intuition», une faculté qui permet aux humains d’être créatifs et spontanés.
«Pour challenger notre ego ou notre esprit rationnel, il faut sortir de notre zone de confort et avoir du plaisir comme avec l’exercice de danse», explique Annie. En consultation, elle propose d’ailleurs à ses clients d’intégrer des activités inusitées à leur routine. «Ça permet d’occuper notre chien de garde interne à autre chose et, pendant ce temps-là, on fait preuve de beaucoup plus d’ouverture et de créativité.»
Les gens peuvent aussi augmenter leur réceptivité à l’intuition en passant du temps dans la nature, en stimulant leurs cinq sens ou en se connectant davantage à leurs émotions. «L’idée, c’est de se reconnecter à soi, à sa voix authentique, pour être le plus près possible de ses aspirations. Il n’y a rien de plus puissant que d’être authentiquement soi-même.»
Avis aux sceptiques, si l’intuition a été longtemps rangée dans la même case que la sorcellerie, cette faculté a depuis été étudiée de fond en comble par des neuroscientifiques, note la psychosociologue. Elle est décrite comme une forme d’intelligence très puissante que tout le monde possède sans nécessairement l’utiliser.
Écouter sa boussole intérieure… même au travail
Dans le monde du travail, fortement dominé par les chiffres et la rationalité, l’intuition a encore plus de chances d’être mise de côté, notamment au profit de la productivité, prévient Annie Peyton. Une façon de faire désuète, car elle déconnecte les travailleurs de leurs besoins et nuit à leur efficacité, «ce qui est peut-être très souffrant», raconte-t-elle.
Et «c’est comme ça qu’on en arrive aux épuisements professionnels, aux troubles de l’anxiété et la démotivation», s’indigne-t-elle. Elle insiste alors sur ce besoin de se reconnecter à l’essentiel.
Lorsque l’intuition est employée par des collaborateurs, elle peut offrir de fiers services aux entreprises en imaginant des réponses et des solutions hors de la logique habituelle, un principe clé lié à l’innovation. Penser différemment pour obtenir des résultats différents.
«Les entreprises ont besoin de gens qui ressentent, de décideurs intuitifs qui valorisent le courage et contribuent au bien-être de leurs employés. » Annie Peyton.
Bien qu’elle ait été témoin de changements de mentalités «majeurs» dans divers milieux de travail au cours des dernières années, Annie estime que le chemin est encore long pour valoriser l’intuition au travail dans sa globalité. Pourtant, tout le monde en sortirait gagnant.
«Les entreprises ont besoin de gens qui ressentent, de décideurs intuitifs qui valorisent le courage et contribuent au bien-être de leurs employés, toutes les compagnies gagnent à s’ouvrir à ça. En retour, leurs employés seront plus créatifs et efficaces au travail», analyse-t-elle.
Suivre son intuition… jusqu’à la démission
Début 2015, Nancy Mbatika est en congé de maladie et fait face à un mur : retourner à son poste d’agente de bord qui lui assure un revenu stable ou se lancer dans le vide. À la suite d’un «concours de circonstances», décrit par Annie Peyton comme «une série de synchronicités», elle atterrit dans le bureau de la psychosociologue.
«Je ne la connaissais pas, mais dès qu’elle a ouvert la porte, j’ai eu l’impression que c’était une amie de longue date», se remémore Nancy. Au fil des consultations, elle sent l’épais brouillard d’incertitudes qui l’entoure se dissiper peu à peu. «C’était comme si je discutais à voix haute avec quelqu’un qui calmait toute la portion rationnelle de mon cerveau.»
«J’avais de l’incertitude financière et je sentais que je n’avais pas la légitimité pour mener à terme un projet. En gros, je manquais de confiance», ajoute-t-elle. C’est en calmant son discours intérieur que l’ancienne agente de bord a «un gros déclic». «Tout est devenu clair», raconte-t-elle.
Inspirée par un livre fait maison, écrit par ses grands-parents, qui résume l’histoire de leur rencontre, Nancy explique donc à la psychosociologue qu’elle rêve d’offrir un espace à tous les aînés pour qu’ils puissent se raconter. «Une idée extraordinaire», répond Annie, qui l’encourage à aller de l’avant.
Un mois plus tard, Nancy a déjà couché sur papier le premier jet de ce qui deviendra Chroniques d’une femme en or : votre histoire, un livre questions-réponses qui permet aux femmes de 50 ans et plus de se raconter.
Manifester son rêve
Sauf que les défis continuent pour Nancy. Elle cherche désormais à faire publier son manuscrit et essuie coup sur coup le refus de près d’une trentaine de maisons d’édition. «Je croyais en mon projet, mais là, je n’avais pas d’argent, pas de modèle d’affaires…» Elle se sent alors découragée.
Annie l’incite à continuer ses recherches. «À la blague, elle me disait d’imaginer mon livre avec le sceau coup de cœur de Renaud-Bray», mentionne Nancy en faisant référence à ce réseau de librairies francophones.
Contre toute attente, quelques jours plus tard, elle trouve une compagnie qui se spécialise dans l’accompagnement d’auteurs autoédités et fait imprimer son manuscrit. La suite relève de l’incroyable; Renaud-Bray lui en commande quelques centaines de livres et il se voit assorti du fameux sceau «coup de cœur».
Aujourd’hui, Nancy Mbatika a troqué l’uniforme d’agente de bord pour se consacrer à sa passion : donner du sens et de l’importance à l’histoire des personnes âgées. En plus de publier ses livres, elle offre, entre autres, des ateliers pour encourager les aînés à partager leur sagesse.
«Si Annie m’avait dit dès la première rencontre : lâche ta job et écris un livre, je serais sortie de son bureau en courant», s’amuse l’autrice.
Glossaire – Gesticuler* : Bouger beaucoup