le Vendredi 26 avril 2024
le Vendredi 22 mars 2024 10:57 Calgary

Santé mentale des journalistes locaux : la pression de tout faire

La journaliste Gabrielle Audet-Michaud (à gauche), unique journaliste à plein temps du journal Le Franco, sur le terrain la fin de semaine et ce par tous les temps. Photo : Arnaud Barbet
La journaliste Gabrielle Audet-Michaud (à gauche), unique journaliste à plein temps du journal Le Franco, sur le terrain la fin de semaine et ce par tous les temps. Photo : Arnaud Barbet
(FRANCOPRESSE) – Faisant face à des situations de plus en plus dramatiques et à la diminution des revenus, le journalisme local est aussi sous pression. Entre la proximité et le manque de ressources se trouve le risque de se perdre dans son travail.
Santé mentale des journalistes locaux : la pression de tout faire
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Quand Anthony Feinstein, professeur de psychiatrie à l’Université de Toronto, a commencé ses recherches sur la santé mentale des journalistes en 1999, il utilisait les journalistes canadiens comme variable de contrôle.

Dans un pays calme et sécuritaire, ils étaient une constante à laquelle il pouvait comparer ceux qui partaient en zone de guerre. «Aujourd’hui, c’est beaucoup plus difficile de faire ça», dit-il.

«Les nouvelles locales ont tellement changé. […] Les journalistes canadiens locaux ont désormais un travail beaucoup plus exigeant et potentiellement plus traumatisant à faire.»

Il nomme les mouvements Black Lives Matter, les tueries de masse, les femmes autochtones disparues ou assassinées, les pensionnats autochtones et les changements climatiques comme sources de possibles traumatismes.

«Des communautés ont été ravagées par les changements climatiques, rappelle le chercheur. Les gens ont tout perdu, il ne reste rien des villages, encore moins des maisons. C’est brulé, inondé, disparu. Tu es confronté à d’énormes pertes.»

D’après le professeur Anthony Feinstein, les sujets que couvrent plusieurs journalistes canadiens sont particulièrement difficiles depuis quelques années. Photo : Doug Nicholson 

Très près du sujet

Couvrir ce genre de tragédies peut s’avérer particulièrement éprouvant pour les journalistes locaux, et ce, pour une raison particulière : la proximité.

Meurtre-suicide d’un père et de ses enfants retrouvés dans un lac, fusillades, crise des opioïdes, allégations d’agressions sexuelles; ce que couvre Jimmy Chabot dans le Nord de l’Ontario l’interpelle parfois personnellement.

«En faisant du journalisme en milieu local, tu finis toujours par connaitre quelqu’un qui connait quelqu’un, confie le fureteur pour Radio-Canada. On connait presque chaque habitant.»

Au moment où Jimmy Chabot nous accorde une entrevue, il est en route vers un salon funéraire, à Val-Gagné, afin de saluer une dernière fois la dame qui a été sa source d’histoires pendant longtemps et sur laquelle il a consacré trois reportages.

«Cette dame était devenue un peu le Tim Horton du village, où on s’arrêtait pour prendre un café, se souvient-il. J’y allais une fois par mois pour la rencontrer. Souvent, ça débloquait vers d’autres sujets dans ces communautés-là. Son décès est arrivé un peu comme une tonne de briques.»

«Quand il y a des décès dans la communauté, des allégations d’agressions sexuelles, qu’un nom sort dans une allégation ou encore le décès d’une personne que j’ai couverte, ça me bouleverse au plus haut point», admet-il.

Il lui est déjà arrivé de se retirer d’un sujet duquel il se sentait trop près, comme un accident de voiture qui a mené au décès d’une personne qui rentrait d’un spectacle auquel Jimmy Chabot avait aussi assisté.

Sans grand hasard, il avait écrit un reportage sur la victime par le passé. «Il y a une ligne sur laquelle il faut que je danse, puis là, j’ai dit que je ne le ferais pas, raconte-t-il. C’est après cet évènement-là que j’ai dû prendre des antidépresseurs.»

Ce qui motive Odette Bussière à poursuivre son travail, «c’est de croire en une cause», son journal et la francophonie qu’il reflète. Photo : Courtoisie

«C’est du missionnariat»

Pour Odette Bussière, une tout autre réalité alourdit son travail : le manque de ressources.

L’enseignante à la retraite porte plusieurs chapeaux au sein du Goût de Vivre, journal communautaire franco-ontarien dans le sud de la baie Georgienne. Elle est notamment présidente du conseil d’administration, journaliste, réviseure, monteuse, infographe et parfois livreuse de l’édition papier.

Le tout, à titre de bénévole à temps plein.

«Ce n’est pas un travail régulier de 9 à 5, avertit-elle. Le 1er janvier, j’étais ici et je corrigeais le journal.»

Depuis que le gouvernement a presque cessé d’acheter de la publicité dans les journaux, les revenus se font rares. À part elle, il n’y a qu’une seule employée au Goût de Vivre.

«C’est du missionnariat. Je serais rentrée chez les sœurs et ça aurait fait la même affaire», lâche Odette Bussière.

Tout ce travail, elle le fait pour la communauté qui compte sur cette fenêtre sur la vie de leur communauté.

«On a constamment des commentaires, des gens qui appellent pour que paraisse l’anniversaire de leur petit-fils dans le journal, par exemple.» Dans le cas d’un délai dans la parution du journal, le téléphone sonne, relate-t-elle. «Ils vont dire “Hey! Je n’ai pas eu mon Goût de Vivre!”»

«Les gens apprécient le journal et on est un petit peu victimes de ça», remarque Odette Bussière.

Crise des médias

«Les gens se réabonnent pour deux ans – ça va jusqu’en 2026 – alors on se dit qu’il faut continuer. On n’a pas le choix. Mais j’avoue qu’on se pose des questions. S’il m’arrive quelque chose demain matin… Il ne faut pas trop y penser, mais ça serait merveilleux si on pouvait trouver quelqu’un qui veut prendre la relève», avoue-t-elle.

Le Goût de Vivre n’est pas le seul dans cette situation. Les médias locaux et communautaires fonctionnent généralement avec peu, mais, dernièrement, la crise des médias fait plus de ravages.

Le Local News Research Project, qui suit les changements survenus dans les médias au Canada, indique que 518 entreprises de presse locales ont fermé dans 344 communautés entre 2008 et le 1er février 2024.

«Les journaux communautaires publiant moins de cinq fois par semaine représentent 77 % des fermetures», peut-on lire dans leur rapport (en anglais seulement).

La pression d’être partout

À Lafontaine, en Ontario, Odette Bussière comprend bien que si elle ne couvre pas sa région, personne d’autre ne le fera. «Il y avait un journal anglophone distribué gratuitement qui couvrait Midland, se souvient-elle. Il a fermé du jour au lendemain, paf, […] on se retrouve à être les seuls.»

De son côté, Jimmy Chabot ressent une pression similaire : «Kapuskasing est peu desservi, donc c’est sûr […] qu’il faut que je sois extrêmement présent dans ces communautés-là.»

Le professeur Anthony Feinstein rappelle que derrière les textes et le papier, il y a des êtres humains et leurs limites. «On ne peut pas s’attendre à ce qu’une seule personne puisse couvrir l’ampleur de l’actualité en ce moment. Il faut avoir des attentes réalistes.»