Étienne Haché est philosophe et enseignant de Culture générale au lycée La Providence en France.
La symbolique de la violence à l’égard des enseignants
Sujet sensible qu’on n’ose à peine imaginer, la violence à l’égard des enseignants existe bel et bien. Les formes de violences et d’agressions varient et semblent se multiplier : insultes, crachats, voire jusqu’à des coups entraînant des blessures parfois graves, certaines pouvant conduire à la dépression et à des arrêts de travail prolongés, sans oublier les intimidations et les menaces en ligne et sur les réseaux sociaux.
Mais le plus terrifiant cependant, c’est de constater que des enseignants finissent par perdre la vie dans le cadre de leur fonction. Ce fut encore le cas récemment en France. Le 22 février dernier, alors qu’elle faisait cours, Agnès Lassalle, une enseignante de 52 ans, professeure d’espagnol au lycée Saint-Thomas-d’Aquin de Saint-Jean-de-Luz, a été poignardée à mort par l’un de ses élèves.
Ce drame est venu rappeler aux consciences la tragédie du 16 octobre 2020, jour où Samuel Patty, professeur d’histoire-géographie âgé de 47 ans, à Conflans-Sainte-Honorine, non loin de Paris, a été sauvagement décapité en pleine rue aux abords du collège du Bois-d’Aulne où il exerçait. Dans les semaines qui précédèrent sa mort, le professeur Patty avait pourtant prévenu qu’il craignait pour sa vie.
Me faut-il ajouter à ce triste constat qu’en France, avant l’affaire Patty, soit en 2014, une autre enseignante âgée de 34 ans, en grande section de maternelle à Albi, Fabienne Terral, avait été poignardée par une maman d’élève qui sera finalement jugée inapte à subir un procès?
Loin d’être un phénomène isolé
Hélas, il n’y a pas qu’en France où les enseignants sont victimes de violences et d’homicide. La société américaine est en vigilance permanente. Selon le National Center for Education Statistics, en date de l’année 2018-2019, soit juste avant le confinement lié à la COVID-19, 10% du personnel enseignant dans le secteur public affirme avoir été violenté physiquement par des élèves.
La tragédie la plus récente en date remonte au 24 mai 2022, lorsqu’un jeune homme de dix-huit ans pénétra avec une arme à feu dans l’enceinte d’une école primaire d’Uvalde au Texas et tua dix-neuf jeunes enfants innocents, ainsi que deux enseignantes. La liste est longue dans un pays où le contrôle des armes à feu laisse souvent perplexe un observateur étranger. Si longue qu’une majorité d’Américains de tous bords se disent de plus en plus favorables à la présence de vigiles armés aux abords des écoles. Un peu comme si, pour eux, le tout sécuritaire était nécessairement la réponse à une violence illégitime.
Rien n’est donc simple lorsqu’il s’agit de violence à l’école et en particulier à l’égard des enseignants. Il n’existe pas de solutions parfaites. Le recours à des moyens plus coercitifs est non seulement susceptible d’engendrer un sentiment accru d’insécurité, mais aussi une plus grande violence.
Si la situation au Canada peut sembler différente de ce qui se passe ailleurs, les chiffres et les statistiques rappellent que nous avons également notre lot de difficultés. C’est notamment le cas au Québec. Des sources indiquent que le nombre d’employés des écoles ayant reçu des indemnisations de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) consécutives à de la violence a bondi de 54% en 2021 par rapport à 2019. Si ce pourcentage inclut également des employés en éducation spécialisée, ailleurs, en Estrie, un sondage mené par la firme Aramis du 7 au 23 décembre 2022 révèle qu’environ 137 événements violents surviennent chaque jour dans les écoles de cette région du Québec.
De la normalité au fatalisme
Si j’ai pris soin de rappeler certains drames récents en France et aux États-Unis tout particulièrement, c’est que peu importe les motifs — différend avec un enseignant, voix mystérieuse appelant un élève au meurtre, obscurantisme ou fanatisme religieux, troubles mentaux, adolescence perturbée —, après l’émotion et la stupeur relayées par les médias et les journaux, le monde continue de tourner comme si de rien n’était… sans doute jusqu’à ce qu’une nouvelle tragédie se produise.
Nous nous habituons en quelque sorte à une culture de la violence dans les lieux de transmission de la culture et du savoir. Non sans la crainte, certes, d’un risque de réplique mimétique, comme il y a souvent dans ce genre de situation : tétanisés que nous sommes par la peur et par l’angoisse qu’un être cher ou un collègue de travail soit la prochaine victime de ce genre de violence. C’est dire aussi à quel point la question de la violence gangrène le monde de l’éducation.
Sans vouloir justifier cette sorte de normalité ou de fatalité de la violence, il faut néanmoins reconnaître et dire avec franchise qu’il n’y a pas de frontière étanche entre l’école et la société. Bien au contraire, l’école est comme la société. C’est pour cette raison qu’elle hérite de situations et de problèmes complexes avec leur lot de violence. À vrai dire, l’école comme «sanctuaire absolu» n’a jamais réellement existé.
À partir du moment où l’école est le lieu d’expression de la vie, dès lors que des élèves ne réussissent pas toujours, que d’autres ne s’entendent pas avec leurs enseignants, que certains enfants sont bons partout, sauf dans une matière en particulier, ou encore que certains adolescents rencontrent des difficultés d’intégration et d’adaptation à un groupe ou dans un espace social, le premier pas à franchir comme société et comme pédagogue, c’est sans doute d’admettre que l’école peut vite devenir un lieu de tensions et non le paradis sur terre. Bien évidemment, c’est une triste réalité, mais qui ne doit pas faire oublier que la majorité des enseignants aiment leur métier. Non seulement les enseignants aiment ce qu’ils font, mais ils cherchent constamment des solutions afin que la relation pédagogique puisse se dérouler dans le respect de l’apprenant, avec écoute et dans un dialogue franc et sincère.
Un phénomène très ancien
On dit souvent que l’enseignement est le plus beau métier. C’est fort possible, même si ce n’est guère facile tous les jours. Enseignant de philosophie, il m’est arrivé quelquefois de questionner la symbolique de la violence à l’égard de ma profession. Comment expliquer qu’en éducation, dont l’idéal est le développement de l’individu, sa sortie des ténèbres jusqu’à son accession à la majorité, c’est-à-dire comme citoyen libre et autonome, conformément au vœu de Kant, la violence puisse s’immiscer à tel point qu’elle rend impensable tout développement spirituel, cognitif et matériel?
À cette recherche de la symbolique derrière la violence, des penseurs comme Ivan Illich (Une société sans école, 1971) et Pierre Bourdieu (La reproduction, 1970) ont déjà répondu que c’est l’école elle-même qui exerce une répression active et constante sur les élèves en reproduisant les inégalités sociales à travers la pédagogie. Sous couvert de légitimité, cette forme de domination exercée sur des êtres en devenir serait ainsi perçue comme normale par la société et les intérêts de classe.
Ainsi, lorsque nous prétendons, ce qui est aussi mon cas, que la violence dans l’éducation, principalement contre des enseignants, ne date pas d’hier — l’histoire de la pensée éducative depuis les Grecs jusqu’aux Lumières regorge effectivement de situations et d’exemples de violence contre les enseignants —, nous omettons souvent de mentionner que les systèmes de valeurs mis en place par notre tradition de pensée n’ont pas toujours contribué à l’expression de soi, à la différence et à l’authenticité. Or, depuis la fin du 19e siècle, l’obéissance et l’autorité ont progressivement laissé place à des formes d’individualités dont nous prenons encore la mesure aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.
Je ne sais pas si cette découverte fera de moi un partisan de la déconstruction. J’ai toujours été et reste un ardent défenseur de la culture générale afin de pouvoir développer une conscience historique. Je sais cependant que des pédagogues tels que Jean-Jacques Rousseau, premier théoricien des âges de la vie, ainsi qu’Émile Durkheim, Maria Montessori et surtout John Dewey, continuateur* de la pensée de Rousseau, ont contribué à transformer la vision de l’enseignant, en faisant de lui un guide et un éducateur plutôt qu’un simple transmetteur de savoir. Cela dit, malgré tout le génie de ces penseurs, je n’ai pas la certitude qu’ils détiennent la réponse à notre problème. La tragédie qui se vit aujourd’hui à l’école est d’abord le reflet d’une crise de société. L’éducation étant au centre de la vie sociale, les enseignants font partie de ceux qui sont les plus exposés à la violence.
Glossaire – Continuateur : Personne qui poursuit ce qu’une autre a débuté