Étienne Haché – Chroniqueur
Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.
Complexe, variée, la relation à la mère symbolise beaucoup de choses. Elle reste toutefois une relation primordiale. C’est de ce paradoxe que j’aimerais vous parler dans cette chronique consacrée à la fête des mères qui approche à grands pas.
La mère, c’est la première relation qu’on établit dans notre vie. C’est donc une relation qui peut avoir des effets et des conséquences profondes sur notre développement émotionnel et notre bien-être psychologique.
D’autre part, la relation à la mère symbolise également un amour inconditionnel, la protection et la sécurité. En psychanalyse, notamment avec la théorie du caregiving formulée par John Bowlby en 1969, cela se traduit par l’attachement. En effet, la mère est souvent considérée comme une figure de réconfort et de soutien ; c’est une personne disponible pour nous aider à surmonter les difficultés de la vie. Qui peut en douter ?
Par conséquent, la relation que nous entretenons avec notre mère peut également symboliser la confiance, ainsi que la stabilité. Cependant, dans certains cas, la relation à la mère peut être associée à des sentiments de frustration, de colère, de douleur et de tristesse. Au point d’ailleurs de vouloir réprimer ses propres pulsions d’autonomie et de compromettre le passage à la vie adulte. C’est du moins ce qu’une autre théorie, celle qu’Erich Fromm décrit dans The Escape from Freedom (1941), à savoir : la relation symbiotique.
Fondamentale et nécessaire, la relation à la mère peut devenir difficile et traumatisante, au point de causer des problèmes émotionnels et psychologiques pouvant persister tout au long de la vie, voire se manifester dans d’autres relations comme en amour et dans l’amitié. Inutile donc de se voiler la face ou de chercher à ignorer une réalité moins rose. Admettons plutôt que pour certaines personnes, jeunes ou moins jeunes, il peut y avoir des raisons pour lesquelles la fête des mères est un vrai problème existentiel.
Et le père dans tout ceci ?
Cette complexité dont la relation à la mère semble porteuse n’est pas davantage épargnée au père. Après tout, pourquoi n’en serait-il pas de même pour le père avec ses enfants ? La psychanalyse freudienne est on ne peut plus explicite sur l’autorité paternelle, allant jusqu’à établir un parallèle entre la figure du père, l’éducation, la société, la civilisation et la religion. Toutes ces instances incarnent une forme de répression nécessaire des instincts et des pulsions (du «Ça») destinée à protéger l’individu (le moi) contre lui-même et face aux autres.
L’un des mérites de Freud, c’est d’avoir découvert, à travers la sexualité infantile et le complexe d’Œdipe, que l’être humain aspire à la pleine satisfaction de ses «pulsions» (libido) telle qu’il l’aurait connue dans un passé lointain. Mais cet état originel n’existerait plus, une répression ayant été instituée au nom du progrès de l’espèce et de la vie en commun. Pour Freud, toute civilisation repose au premier chef sur une «sublimation des instincts».
C’est que tout désir libéré excèderait nos pouvoirs et nos capacités. Voilà ce qui permit à Freud de conclure au «mythe de la raison» à travers à un «inconscient», ce grand signifiant des «instances psychiques» capable, à défaut d’endiguer une fois pour toutes, de maîtriser ces deux tendances opposées de l’espèce humaine pouvant conduire à une «volonté débridée» et aveugle à tout état d’Anankè (la nécessité de la vie commune) que sont les «pulsions de vie» (Éros) et «l’instinct de mort» (Thanatos).
Freud aimait dire que «le moi n’est pas maître dans sa propre maison» (Une difficulté de la psychanalyse, 1917), comme pour achever de décentrer de l’individu. «C’est une lourde tâche, disait-il, que d’avoir pour patient le genre humain tout entier». Entendons bien qu’un très large fragment de l’humanité serait selon lui dans la souffrance et le besoin. Tout le travail de la psychanalyse depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte consisterait donc, à en croire Freud, à essayer de rendre compatible nos désirs avec nos besoins.
Cela admis, il faut reconnaître que la plus grande faiblesse de la psychanalyse freudienne — d’autres, plus optimistes, y voient au contraire toute sa richesse —, c’est qu’elle n’a jamais pu démontrer réellement en quoi consiste une adaptation conforme à la réalité. C’est comme si sa prétention d’unifier n’avait conduit, à l’instar d’autres théories empiriques inspirées du darwinisme, qu’à «une complète anarchie de la pensée». En témoignent, la période d’après-guerre et la vague d’émancipation des années 60 et 70. Butant contre le sujet traditionnel, conspuant la morale, l’ordre économique bourgeois et les tabous — citons l’International situationniste conduit par Guy Debors dans La société du spectacle (1967) et par Raoul Vaneigem dans son Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) —, des générations entières verront dans sa « technique d’exploration du passé » et sa thérapie — un «Moi rationnel» réglé sur un «Surmoi» pour freiner les délires du «Ça» en subordonnant le «principe de plaisir» au «principe réalité» — une vraie pédagogie de la libération.
Alléguant, non sans raison, qu’il y a chez Freud des limites à l’aliénation par une rationalité institutionnalisée et qu’il revient à chacun de choisir et d’orienter sa vie dans un monde désenchanté, n’a-t-on pas eu trop d’oreille cependant pour une libération des instincts ?
«Maman, c’est parfois dure sans toi, mais je t’aime quand même»
Revenons à la mère puisque c’est elle le sujet du jour… J’avoue avoir longuement hésité à me laisser entraîner dans une telle chronique sur la place de la mère dans nos vies. Le lecteur conviendra sans doute comme moi qu’il y a quelque chose d’assez sordide à traiter d’un sujet pareil, alors qu’en mai nous célébrons la fête des mères : en apparence du moins, une fête d’amour, une fête marquée par une affection réciproque mère-enfant.
Mais puisque chacun de nous regarde la chose depuis sa fenêtre, cette chronique serait incomplète sans la traduction du témoignage et du ressenti d’autres personnes. Or, c’est à ce stade que cette chronique prend tout son sens, me semble-t-il.
Songeons une seconde aux personnes qui ont perdu leur mère, je suis de ceux-là, pour eux, en effet, la fête des mères peut être une journée difficile et douloureuse. Pour la simple raison que le 14 mai vient raviver la tristesse et la peine liée à la perte de l’être cher ; chose d’autant plus vraie si cela est récent.
Par ailleurs, outre les personnes qui ont une relation plutôt difficile, voire inexistante avec leur mère, et pour qui le 14 mai se présente comme un rappel pénible de cette situation au point de se sentir isolé et ignoré, ou de ressentir une certaine culpabilité ou une colère, comment ne pas penser également aux personnes qui n’ont pas d’enfant ou qui ont en perdu un. Pour toutes ces personnes, la fête des mères peut aussi être une source de douleur et de tristesse profonde. Elles se sentent exclues de la fête, qui vient trop leur rappeler le manque ou la perte qu’elles ont vécue.
Enfin, faut-il rappeler que la pression sociale autour de la fête des mères peut être difficile pour d’autres qui se sentent obligées de la célébrer en achetant un cadeau, même si cela ne correspond pas à leurs sentiments ou à leur situation ?
J’allais oublier les enfants dont l’adoption ne fut pas une vraie réussite, ainsi que toutes celles et tous ceux nés sous X… J’en oublie d’autres volontairement, et c’est sans doute mieux ainsi. À chacun de faire preuve d’imagination.
Pas de chronique sur la fête des pères, promis !
De manière générale, il est important de reconnaître que la fête des mères peut représenter une journée difficile pour certaines personnes. Respectons donc leur droit de ne pas y participer. Quant à la fête des pères, celle-ci peut être considérée comme l’envers exact de la fête des mères. Elle ne diffère que d’après le degré de complexité de notre relation au père. Sincèrement, une bonne fête des mères à toutes les mamans.